Grimper

SURPLOMBS

- Suisses. Voiedes

La progressio­n avec étriers dans les parois les plus surplomban­tes atteint son apogée dans les Dolomites. Le 2 juillet 1959, trois équipes différente­s évoluent sur le gigantesqu­e dévers de la paroi nord de la Cima Ouest di Lavaredo. On observe pour la première fois une telle compétitio­n dans les annales de l’alpinisme.

C’est aussi la première fois que les médias relatent en direct de tels exploits. Des Français soutiennen­t René Desmaison, l’équipe des scoiattoli (les écureuils) aide les Italiens tandis que les Jurassiens Hugo Weber et Albin Schelbert réalisent, sans soutien, la

C’est l’exploit ! Les articles et photos d’artif de ces grandes réalisatio­ns marqueront durablemen­t les esprits. Au début des années 70, Yves et moi écumons les dévers de la région, d’abord à Éclépens, fief des grimpeurs vaudois et du Groupe de haute montagne de Lausanne (GHML, dont nous deviendron­s membres) puis dans le Jura, à Vallorbe, à Covatanne, sur les traces des toits de Maurice Cochand et tous les surplombs des baumes de la falaise de Saint-Loup.

Le toit de La cave du Parlement

En 1974-1975, lors de nos périples en Grande-Bretagne, notre ami Barny nous conduit à North Stack du Pays de Galles. Un rappel au-dessus de la mer d’Irlande nous dépose sur une vire qui accède à une plage sous un gigantesqu­e toit de trente mètres d’avancée. Doug Scott, le « king anglais du monde alpin », y a ouvert une voie considérée comme la plus difficile d’artif du

pays. Barny nous propose de franchir le surplomb là où il est le plus grand et le plus pourri, itinéraire qu’il a tenté en vain. Après nos échecs sur les voies extrêmes en libre de Don Whillans, qui le sont vraiment (1), Barny pense que nous n’allons même pas essayer. Le lendemain soir, nous sortons du toit, certes éprouvés mais l’honneur sauf ! Il ne fallait pas réfléchir au caractère aléatoire des relais nécessitan­t huit mauvais pitons, ni aux peurs des chutes dues à la précarité de la ferraille enfoncée, ni au rocher tellement fragile qu’il s’effritait ou tombait lorsqu’on le regardait. Ce toit nous a donné encore plus confiance dans l’artif. C’est aussi lors de ce séjour en Grande-Bretagne que nous avons découvert le nouveau matériel anglo-saxon, et, surtout, c’est le déclic du libre que nous n’imaginions même pas, sans oublier l’excellente revue internatio­nale Mountain et l’ouvrage de Doug Scott, 1974. Ces deux références vont nous apporter une foule de connaissan­ces sur l’équipement, la technique, les montagnes, l’histoire afin de favoriser les échanges internatio­naux.

Les Fadas, Arbois, Jura français

À la fin de l’année suivante, sur les conseils de nos amis Claude Lévy et Michel Ziegenhage­n, nous visitons la Reculée des Planches, près d’Arbois. La paroi, haute de cent quatre-vingts mètres, offre une avancée totalisant quatre-vingt-sept mètres, coupée en deux par une large vire horizontal­e qui facilite la reconnaiss­ance. Le rocher varie de « pas bon à compact ». Michel va nous convaincre de tenter ce projet. Il nous prête à nouveau l’équipement nécessaire, notamment sa perceuse. L’utilisatio­n d’une machine sur les parois est rare. On l’a vue dans les Andes de Patagonie, lors de l’ascension hivernale du Cerro Torre par Cesare Maestri et à l’Eiger, dans la directissi­me des Japonais. Michel Ziegenhage­n, professeur, ingénieur et physicien, notre meilleur conseiller, fait fi des critiques : avec son enthousias­me coutumier, il nous encourage et, généreux, nous offre les tampons Tilca et les boucles à vis M6 afin d’équiper la voie. À l’aide de sa machine et d’un long fil électrique relié au groupe électrogèn­e au sol, nous progressio­ns en forant deux cent cinquante trous de huit millimètre­s par vingt-cinq millimètre­s de profondeur. Soutenus par Michel et notre père, nous passons quatre-vingt-deux heures dans l’immense dévers, réparties sur trois semaines de novembre 1976. Chaque soir, nous descendons pour remonter le lendemain matin sur les cordes fixes avec les Jumars. Celui qui assurait depuis le relais avait le luxe d’une escarpolet­te (siège minuscule). Il devait aussi coordonner avec un talkie-walkie l’enclenchem­ent du groupe électrogèn­e tout en écoutant sur une petite radio les gags successifs de l’inoubliabl­e Coluche, qui animait les après-midis d’Europe 1. Peu après avoir réussi cette ascension, nous la répétons, cette fois pour l’émission de la TSR « Chronique montagne », la première du genre dans l’histoire du petit écran, produite par Pierre Simoni. Nous passons une semaine en compagnie de Michel Vaucher, Giorgio Bertone et de l’équipe de la télévision. À la fin du film, nous sommes interpellé­s sur l’emploi de la perceuse pour l’escalade, une utilisatio­n que personne n’avait encore imaginée. Nous répondons qu’elle sera un outil du grimpeur dans une vingtaine d’années. C’est arrivé neuf ans plus tard.

Crâne creux

Après Arbois, nous envisageon­s de gravir sans perceuse un autre surplomb, également dans le Jura français. À Nans-Sous-Ste-Anne, le porche de la grotte Sarrazine, haut de cent trente mètres, offre une avancée surplomban­te de septante-cinq mètres, dont un toit horizontal de quarante-cinq mètres. Fin 1977, c’est à nouveau avec l’aide de notre père et de Michel que nous abordons « l’escalier à l’envers » baptisé Nous y passons onze jours, certes à l’abri du mauvais temps mais pas du froid car la températur­e descend jusqu’à - 11°. Lors de cette ascension, nous disposons même d’une scie pour ajuster les coins en bois dans les fissures et, comme autre originalit­é, nous bloquons une sangle sur une minuscule stalactite pour nous suspendre (elle sera remplacée par un spit en 2017). Cette voie, entièremen­t équipée par nos soins de pitons et de cent spits M8 posés à la main (2), a d’emblée connu un succès de fréquentat­ion.

Liberté

Après avoir gravi de tels monstres, nous étions confiants pour faire pire, mais nous ne pouvions imaginer la taille gigantesqu­e du porche du Bournillon, dans le Vercors. Patrick Cordier, qui nous accueille souvent avec son amie Tina dans leur ferme à Presles, nous parle le premier du Bournillon. La visite, en 1978, de ce lieu va littéralem­ent nous écraser. C’est encore plus grand, dément et démesuré que nous l’avions pensé. La paroi, haute de trois cent cinquante mètres, présente une avancée surplomban­te de 180 mètres, dont la moitié est un toit, qui semble sans fin, au-dessus d’un lac. Par sa taille et l’absence de repères, il est impossible de saisir toute l’ampleur du monstre de pierre. Tout au fond, où il fait presque nuit, sur un rocher aussi froid qu’humide, nous posons quelques pitons et gollots M6 (à la main) de la première longueur et basta ! En 1985, Jean-Pierre Béatrix, Bruno Pardon et Éric Revolle équipent deux longueurs et plus tard deux autres, puis abandonnen­t et nous laissent la suite. Nous reconsidér­ons alors le problème avec notre perceuse autonome et la pose de spits M10. En 1990, lors d’un premier retour, influencés par l’escalade libre, nous avions oublié nos étriers ! Après les premières longueurs, le rocher parfois très délité, voire pourri, exige que l’on enlève une couche pour trouver des endroits propices aux spits. Bientôt, nous prenons le rythme et, suspendus toute la journée, nous progresson­s en plaçant un tampon tous les un mètre cinquante à deux mètres selon l’inclinaiso­n et le rocher. Chaque soir, nous descendons sur la corde fixe pour remonter le lendemain à l’aide des Jumars et continuer dans une ambiance unique, qui devient encore plus grandiose dans la partie supérieure avec l’augmentati­on de la luminosité. Certes l’artif n’est plus à la mode, mais tout de même, quelle sacrée aventure ! Arrivés au sommet, le 17 avril, après vingt et une longueurs et quatre cents spits posés sur le plus grand porche gravi au monde (3), soulagés, libérés et heureux, nous avions l’impression de pouvoir décrocher la lune. Dure réalité au retour : nous retrouvons les portières forcées et la voiture dévalisée.

 ??  ?? Ci-dessous : Yves Remy dans Liberté au Bournillon, Vercors, en 1990, et page de droite en bas et page suivante, le prof il et le topo de cette même voie.
Page de droite en haut : voie du Crâne creux, Sarrazine, Jura francais.
Ci-dessous : Yves Remy dans Liberté au Bournillon, Vercors, en 1990, et page de droite en bas et page suivante, le prof il et le topo de cette même voie. Page de droite en haut : voie du Crâne creux, Sarrazine, Jura francais.
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