SOUVENIRS
ET POUR CHANGER, VOICI QUELQUES SOUVENIRS D’YVES REMY
Schlossberg, Alpes uranaises
Comment avons-nous découvert cette immense face ouest, haute de 800 mètres du Schlossberg, loin au-dessus d’Engelberg ? Probablement dans la vaste documentation de Claude ! Lors des beaux jours des étés 93 et 94, nous montions à la petite cabane Spannort au charme d’antan, une cabane d’ailleurs bien entretenue et à l’abri des foules. De là, vingt minutes suffisent pour gagner le pied de la paroi qui n’offre que deux itinéraires ouverts par Kurt Grüter, l’un des plus talentueux alpinistes suisses. Si la voie de 1958 suit une faiblesse évidente, celle de 1971 surmonte le premier grand mur, qui est très impressionnant, puis continue jusqu’au sommet. Un chef-d’oeuvre ! C’était alors la plus difficile ascension du pays. Situé à l’est du Titlis, le Schlossberg est en quelque sorte une continuation du Wenden. Durant ces deux saisons, nous ouvrons et équipons de spits une dizaine de voies, certaines de seize longueurs, pour atteindre le sommet du premier mur, le plus grand et imposant de ce flanc du Schlossberg. Lors de l’ouverture de la voie les prises au-dessus de moi se font de plus en plus rares et petites. Cela se corse et je suis presque à bout de corde. Sans avoir trouvé de relais, suspendu à un spit, je fais venir le frangin. Une fois qu’il est en place, je continue pour fixer un autre spit tout en observant une écaille à sept ou huit mètres plus loin, seule prise visible dans cet océan vertical. Je continue par des réglettes de plus en plus infâmes, serre les dents et, dans un ultime mouvement désespéré, me jette pour attraper l’écaille qui cède et avec laquelle je tombe pour me retrouver instantanément bien plus bas que Claude, retenu par la corde. Je n’ai pas eu le temps d’avoir peur ! Tout va bien, avec seulement quelques éraflures et un coup violent reçu de la perceuse toujours suspendue au baudrier. Sans réfléchir, je remonte immédiatement et continue. Avec bonheur, je découvre qu’à la place de l’écaille il y a maintenant une bonne prise pour la main puis pour le pied, ce qui me permet d’installer un relais. Fatigués, comme à la fin de chacune de nos longues journées, nous faisons quelques rappels pour rentrer à la cabane pas fréquentée en
semaine. Cette fois, deux très vieux messieurs se trouvent dans le réfectoire. À peine nos sacs posés, ils nous interpellent sans ménagement dans leur incompréhensible dialecte local. Finalement, nous comprenons qu’ils trouvent inadmissible que nous n’ayons pas plié nos couvertures dans le dortoir, ils nous demandent d’y mettre bon ordre.
Alpes bernoises
Au coeur des Alpes bernoises, Kandersteg est le must de la cascade de glace en Suisse. La Breitwangflue, l’un des secteurs les plus connus pour cette activité, consiste en un mur de 300 mètres de haut. On y trouve une vingtaine d’itinéraires, tous plus incroyables les uns que les autres, dont le mythique et esthétique
(2). À gauche de la paroi se cache une autre perle, certainement la cascade de glace la plus originale et la plus indécelable de l’arc alpin. En scrutant le mur, il est impossible de la distinguer. Et pour cause ! Il s’agit d’un gigantesque boyau, haut de plus de cent mètres à l’intérieur de la montagne. Un trou de cinq mètres de diamètre au pied de la paroi permet d’y accéder. Cette voie unique a été ouverte par les frères Samuel et Simon Anthamatten en décembre 2004. Bravo à eux d’avoir eu l’audace de pénétrer dans l’étrange cavité noire, puis le courage de découvrir un tel itinéraire. Après la première longueur, le nom de la voie, prend tout son sens car on remonte un immense tunnel vertical. En 2011, je me suis rendu à la Breitwangflue avec Didier Tâche, compagnon toujours prêt à partir très tôt afin d’être les premiers sur les lieux. En pleine nuit donc, nous quittons le parking de Mitholz, petit village situé près de Kandersteg. Après 1 h 40 de cheminement à la frontale par une route forestière, nous atteignons le départ de l’itinéraire. Pas un bruit, il n’y a personne. C’est toujours à la frontale que nous passons l’entrée de ce qui peut nous conduire au paradis ou en enfer. Ce jour-là, ce sera le paradis car le boyau est tapissé d’une bonne glace épaisse favorisant l’usage de nos piolets en mode crochetage pour notre progression. L’enfer, c’est quand tout ruisselle, avec un risque de coulées de neige depuis les pentes supérieures. Dans ces conditions, il ne faut jamais s’y aventurer car le risque est grand d’y laisser sa peau (3). Trois longueurs s’effectuent dans les entrailles de la montagne. À la féerie totalement inhabituelle des lieux s’ajoutent les reflets des lampes frontales, la résonance des coups de crampons, le cliquetis du matériel ainsi que l’écho de commentaires enthousiastes. Puis la lumière naturelle revient. Nous débouchons sur une vire, face à un magnifique cigare de glace, haut de cinquante mètres qui offre une superbe dernière longueur. Au sommet, les yeux brillent d’émotion. On s’embrasse puis on entame les rappels par le même itinéraire. On regagne le sac et on pique-nique au pied de la paroi. Étant donné que notre forme et que les conditions sont excellentes, un regard entre nous suffit, nous repartons pour refaire ce cette fois sans frontale, et le redécouvrir sous un autre éclairage mais toujours aussi fascinant.