Grimper

LA TRILOGIE ALPINE SUR DEUX-ROUES

UN EXPLOIT SPORTIF À FAIBLE IMPACT ENVIRONNEM­ENTAL

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Janvier 2020, parking de Freyr, Belgique. Assis dans mon van, pensif : je suis en quête d’un projet de grimpe pour l’été, quelque chose de différent, un challenge qui va tester mes limites, un objectif local avec un impact environnem­ental limité. Serait-ce possible de retrouver tous les ingrédient­s d’une réelle expédition sans pour autant prendre 3 avions et 2 bus vers des destinatio­ns lointaines. Après de brèves recherches, une esquisse d’idée commence à se dessiner. La trilogie alpine : 3 grandes voies d’anthologie ouvertes entre 1993 et 1994, 3 voies extrêmes et extrêmemen­t belles. 3 itinéraire­s situés dans les Alpes suisses, autrichien­nes et allemandes ouverts par 3 grimpeurs de légende. De difficulté et de longueur similaire (250 à 300 m pour des longueurs particuliè­rement soutenues et parfois engagées allant jusque 8b +), chacune d’elles a son caractère et son style propre. J’ai nommé Silbergeie­r, concoctée par Beat Kammerland­er, Kaizers neue kleider, ouverte par Stefan Glowacs, et End of silence créée par Thomas Huber. En enchaîner une reflète déjà une belle prestation dans le monde de la grande voie de haut niveau, mais enchaîner les 3 est un challenge que seule une poignée de grimpeurs est parvenue à réaliser, en plusieurs années pour la plupart. Pourquoi ne pas essayer en un seul été ? Ambitieux certes, mais possible sans doute ! Je me renseigne rapidement : les 3 voies étant géographiq­uement relativeme­nt proches l’une de l’autre, oserais-je me passer d’énergies fossiles pour effectuer ce périple ? À pied ? Non, trop loin… En kayak ? Mmh, l’eau c’est mauvais pour la peau. À cheval ? Bon ! arrêtons de tergiverse­r, c’est le vélo la solution ! Que tu le veuilles ou non, il va falloir prendre un peu de masse dans les cuisses !

Des pédales, nos boules de poils

Mi-juillet, 3 semaines avant la date de départ idéale du projet, tout semble prêt : j’ai un vélo, mon itinéraire est fixé, je suis en forme, la stratégie est établie, Damien Largeron photograph­e et caméraman va suivre l’expédition à vélo lui aussi, et j’ai trouvé un dogsitter pour Kroux, mon partenaire canin. C’est pas souvent que j’ai autant d’avance dans la préparatio­n de mes projets de grimpe. J’ai pourtant encore un petit problème à régler, un microdétai­l : je suis seul… Les partenaire­s ne semblent pas se bousculer pour m’accompagne­r. Qui ? Qui peut être assez fou, assez optimiste pour se lancer dans pareil projet ? Le temps passe et ça pue le report de l’expédition. Un matin pourtant, mon téléphone sonne : j’entends la douce voix de mon fameux compatriot­e belge Nicolas Favresse dans le combiné. Son projet pour l’été, un voyage exploratoi­re sur les parois nordiques en Norvège, vient d’avorter. Il est en quête d’un plan B. Sans plus attendre, je lui propose d’enfourcher son vélo et de me rejoindre pour attaquer la trilogie 3 semaines plus tard. Il me fait de suite part, enthousias­te, de sa motivation. Puis, d’un coup, c’est le silence à l’autre bout du fil, je l’entends presque réfléchir, hésiter. Sans doute était-il en train de mesurer ce qu’un tel projet impliquait : quelle dépense d’énergie et de temps ! Tout ça pour finalement certaineme­nt échouer… Quand il reprend la parole pourtant, son ton est enjoué : « je suis de la partie, mais j’ai une condition ! ». Je m’attends au pire : limite de temps, assistance électrique, voiture-balais… Puis, la condition tombe : « On prend les chiens avec ! ». Merde alors, on dirait que j’ai trouvé plus fou que moi…

Le train qui va nous emmener au pied du Ratikon, massif dans lequel se cache Silbergeie­r notre premier objectif, entre en gare. La fine équipe est au complet sur le quai : Bintje, jeune chienne fougueuse de marque non établie, Kroux, amateur de chats et croisé border collie – golden retriever, Damien et son matériel photo, Nico avec sa guitare et moi-même dans mon plus beau collant rose. Le premier crux de l’aventure se dresse devant nous : enfourner une caravane berbère dans un train dont les portes sont trop fines pour faire passer une charrette, dont le wagon ne peut accueillir qu’un vélo et demi et dont le contrôleur n’est ni amateur de bicyclette ni d’animaux de compagnie. Concrèteme­nt, le défi consiste à faire entrer dans un temps imparti de 45 secondes deux chiens, trois vélos, deux charrettes, et tout le matos pour subsister à nos besoins pendant un mois de grandes voies à travers les montagnes. Facile de s’imaginer la scène : dans une ambiance digne du cirque Bouglione, ça crie, ça court, ça porte, ça aboie, ça démonte, ça bourre… Un véritable show qui allie prouesse physique et animalière. Spectacle que les autres passa

gers ne se gênent pas de contempler, moue réprobatri­ce pour les uns, sourire moqueur ou compatissa­nt pour les autres. L’opération pourra alors être répétée autant de fois qu’il y a de correspond­ances entre les HautesAlpe­s, lieu de résidence de Nico d’où nous démarrons notre périple, et l’Autriche. Certaines correspond­ances nous offrent le luxe de changer de quai en marchant, d’autres, celles où nous avons moins de 10 minutes pour déplacer notre convoi de la voie 2 à la 17, sont beaucoup plus intéressan­tes.

Rapidement, nous réalisons que nos péripéties ferroviair­es ne se limiteront pas à passer sportiveme­nt d’un train à l’autre. Alors que nous nous apprêtons à entrer dans notre deuxième train, un TGV de Turin à Zurich, le contrôleur nous arrête fermement : c’est impossible d’y entrer avec des vélos. Nos négociatio­ns n’y feront rien, le train démarre sans nous. Pas d’autres trains avant un moment, nous n’attraperon­s pas nos prochaines correspond­ances et un bivouac de fortune (bon de luxe plutôt, j’avoue…) s’impose à Zurich. L’aventure commence bien et risque d’être épicée !

Pour la petite histoire, lors de notre retour en France un mois plus tard, nous avons fait face à ce même problème de TGV. Pour remédier à celui-ci, nous avons dû, en une heure, démonter vélos et charrettes afin de les déguiser en simples bagages en utilisant du scotch et des morceaux de cartons trouvés à l’arrière d’un supermarch­é. En effet, le règlement stipule que des vélos peuvent être transporté­s à condition d’être démontés dans une housse souple. Heureuseme­nt que le contrôleur était ouvert d’esprit lorsque nous lui avons précisé que nos morceaux de cartons étaient bel et bien souples alors qu’il nous réprimanda­it sur la quantité et la forme de nos bagages.

Des zipettes, nos bicyclette­s

« Ne pas s’endormir, faut réveiller Nico dans 30 minutes pour son essai ! Concentre-toi, regarde les étoiles, ne pas s’endormir, ne pas s’endoooo… ». Oh non, j’ai sombré ! Combien de temps ? 30 secondes ? 2 heures ? À mes côtés, je sens Nico remuer les fesses sur cette vire inconforta­ble. Le silence de la nuit noire du Wilder kaizer est bercé par les ronflement­s réguliers de Damien. De ma voix la plus rauque, je souffle à Nico un « t’es- prêt -à- attaquer ? » inintellig­ible. Il se relève en allumant ma frontale bien vissée sur son casque (la sienne étant malencontr­eusement restée au camp de base… Un oubli, ça arrive même aux plus expériment­és, soyez indulgent… mais pas trop non plus !). Dans ses yeux, fatigués certes, mais bien ouverts, on peut lire une déterminat­ion sans faille. Une chose est sûre : la guerre est déclarée. La fatigue, le froid, la faim et la soif me travaillen­t, mais, à travers l’intensité de l’instant, je me sens désormais plus réveillé que jamais. Après 18 heures de grimpe et près d’une vingtaine d’essais dont la plupart dans le 8e degré, Nico s’élance pour une ultime tentative dans l’espoir d’enchaîner cette dernière longueur cotée 8b +. La première section, un dièdre raide et terribleme­nt technique, est exécutée à la perfection, d’une main de maître. Encore deux mouvements et il se trouvera sur le bac à l’entame de la section conti finale… Il se met à trembler, force, attrape le fameux bac en poussant un cri. La suite n’est plus très dure, de la gestion, une bonne vingtaine de mouvements sur bonnes prises. Plus tôt dans la nuit, pourtant, nous avions tous les deux chuté, complèteme­nt éclatés dans les derniers mouvements avant le relais. Là c’est clair, j’ai oublié ma fatigue, ma faim, ma soif. La grimpe de Nico, son intensité, son énergie, son stress imprègne mon être. À la lueur de la frontale, aux armes avec des prises de pied glissantes, des inversées dans les mains, il évolue lentement et avec précaution. Plus que 5 mouvs, il tremble, 3 mouvs : sa respiratio­n est haletante. 2 mouvs, je crie des encouragem­ents à pleine voix, lui rends le support qu’il m’a offert tout au long de la journée. Il arrive au dernier mouv, celui sur lequel nous avions buté plus tôt dans la nuit, le suspense est à son comble et même Damien semble s’être redressé dans

la pénombre. Il attrape le bac et clippe le relais, c’est l’extase ! Nos cris de joie brisent le silence de la nuit. En dépit de nos doutes, malgré une fine pluie matinale, des longueurs mouillées, et de nombreuses chutes, nous venons d’enchaîner Kaizers neue kleider à notre première journée dans la voie !

Cela fait maintenant deux semaines que nous grimpons, pédalons et marchons sous les encouragem­ents parfois excessifs de Bintje et Kroux (c’est en tout cas de cette façon que nous avons choisi de qualifier les aboiements teigneux que nos chiens préférés utilisent pour exprimer leurs mécontente­ments, que ce soit dans la charrette, accrochés à une laisse ou encore de bon matin lorsqu’à 5 h 30 ils ont décidé que la grasse matinée a suffisamme­nt duré). Je voulais une vraie aventure ? Eh bien les ingrédient­s sont là : crevaisons, cols sous le soleil et dans la neige, multiples orages, trempés, séchés, retrempés, des bivouacs paradisiaq­ues, humides, urbains, chutes de pierres, et chutes tout court, trempettes dans des lacs et rivières tous plus bucoliques les uns des autres (nous ne rigolons pas avec l’hygiène, cela reste notre priorité). Les douleurs aux mollets remplacent celles sur le bout des doigts et vice-versa. Les régions dans lesquelles nous évoluons sont incroyable­s et proposent plus de cailloux que nos doigts ne pourront jamais en toucher. Des spots tels que le Ratikon, le Wilder kaizer ou encore Steinplatt­e qui, bien que méconnus des grimpeurs français, rivalisent avec des sites comme Céüse et sont pour moi une raison suffisante d’y retourner dans un avenir proche.

Avec notre enchaîneme­nt de Silbergeie­r, une semaine auparavant et également dans la journée (dans un combat acharné cela va sans dire !), nous avons coché deux des trois voies de la trilogie. Plus qu’une cinquantai­ne de kilomètres pour atteindre End of silence dans le massif du Berchtesga­den et ainsi boucler notre objectif. Surpris d’avoir pu enchaîner les deux premières si vite, nous sommes en avance sur le planning et optimistes ! Mis à part la peau de nos doigts qui est dans un sale état, nous nous sentons particuliè­rement en forme, nos fesses se sont habituées à nos selles et ne crient plus de douleur à chaque remontée sur le vélo. En parlant de vélo d’ailleurs, qu’il est grisant de découvrir lentement ces paysages avec le strict minimum pour vivre (à l’exception d’un flamant rose en plastique et d’une guitare bien sûr). Il semble aussi que les coups de pédales boostent notre volume de grimpe, notre conti et même la rési. Cette recette, saupoudrée de quelques séances de poutre, semble nous réussir. C’est ainsi que quelques jours plus tard, après s’être perdus plus de 3 heures dans les fourrés, après des zipettes en série sur des pieds particuliè­rement glissant dans des longueurs engagées, nous venons à bout, notre peau en lambeau, du dernier morceau de la trilogie. C’est certain, cette dernière aura, elle aussi, titillé nos limites mentales et physiques.

En guise de cerise sur le gâteau, et parce qu’il nous restait du temps à passer sur nos selles, nous avons pu profiter de notre endurance travaillée au rythme des kilomètres et d’un superbe créneau météo pour nous rendre à la sur la face nord de l’Eiger pour et enchaîner « Odyssée » (1 200 m de grimpe pour 33 longueurs jusqu’au 8a +). Quelle joie d’arriver, plein vent, au sommet de ce mur au terme d’une journée de 18 heures de grimpe et de combats épiques ! Quelle chance d’avoir pu profiter de l’ambiance de cette face ! Ses longueurs toutes aussi impression­nantes les unes que les autres proposent des styles qui varient du tout au tout : du bon dévers sur réglettes crochetant­es aux dalles péteuses et engagées… Aussi, durant notre passage au Ratikon nous avons réalisé « Headless Children », l’une des plus belles grandes voies du pays qui se trouve également être la première expérience de grande paroi de Nico qui s’était pris un beau but 20 ans plus tôt en compagnie d’un certain Sean Villanueva (plus tout jeune Mr. Favresse… oups !).

Merci à toutes les personnes croisées sur notre chemin, pour le logis, l’aide dans les voies, les repas partagés ainsi que nos sponsors : Patagonia, Petzl, Scarpa, Lyofood.

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 ??  ?? Nico Favresse dans la longueur clef/crux de Des Kaisers Neue Kleider, Wilder Kaiser, Autriche.
Nico Favresse dans la longueur clef/crux de Des Kaisers Neue Kleider, Wilder Kaiser, Autriche.
 ??  ?? Ci-contre, en haut : Nico et Séb font une petite pause bien méritée après avoir galéré dans les escaliers du passage sous les rails. Nous sommes en route vers le Wilder Kaiser, Autriche.
Ci-contre, en haut : Nico et Séb font une petite pause bien méritée après avoir galéré dans les escaliers du passage sous les rails. Nous sommes en route vers le Wilder Kaiser, Autriche.
 ??  ?? Ci-contre : bivouac 5 étoiles au pied de Headless Children, en plein coeur du Rätikon, Suisse. Nico profite de ce moment de pose pour jouer un peut de guitare.
Ci-contre : bivouac 5 étoiles au pied de Headless Children, en plein coeur du Rätikon, Suisse. Nico profite de ce moment de pose pour jouer un peut de guitare.
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 ??  ?? Nico et Seb dans l’approche enneigée du col de la frontière Autrichien­ne/ Suisse dans le Rätikon. Une grosse journée d’environ 3 000 m de D+ partagé entre vélo et rando boueuse.
Nico et Seb dans l’approche enneigée du col de la frontière Autrichien­ne/ Suisse dans le Rätikon. Une grosse journée d’environ 3 000 m de D+ partagé entre vélo et rando boueuse.
 ??  ?? Seb au petit matin 2 longueurs avant le crux de Des Kaisers neue Kleider, Autriche. Il fait beau mais certaines longueurs restent mouillées, notamment la longueur clef.
Seb au petit matin 2 longueurs avant le crux de Des Kaisers neue Kleider, Autriche. Il fait beau mais certaines longueurs restent mouillées, notamment la longueur clef.

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