Grimper

POSTURES D’APRÈS LA CROIX

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Cette analyse de performanc­es sera particuliè­re dans la mesure où elle s’attarde sur la posture que prennent les grimpeurs une fois la croix en poche. Il y a tellement de manières de faire. Il y a ceux qui donnent leur avis sur les cotations, ceux qui font très attention à ne pas donner leur avis, ceux qui disent qu’ils se fichent de la cote, ceux qui cherchent à rester discrets, ceux qui postent leur exploit sur Instagram dans la minute, ceux qui jouent les modestes, ceux qui font les laborieux, ceux qui veulent paraître doués, ceux qui veulent remercier plein de gens etc. Pascal et les cotations

Forcé d’étudier les Pensées de Pascal par mon prof de philo il y a maintenant quelques années, je n’aurais jamais cru à l’époque qu’une Analyse de Performanc­es me permettrai­t de rentabilis­er un jour cette lecture ! Dans un fragment de ses Pensées, en effet, Pascal divise les gens en trois catégories que je me suis amusé à imaginer sous le prisme de l’escalade. Il y a d’abord le peuple. Le peuple manque de sens critique. Il mange ce qu’on lui donne à penser et, le croyant juste, accepte l’ordre des choses sans se questionne­r sur sa condition. De sens critique, en revanche, les demi-habiles en sont dotés, et même en abusent. Ils remettent en cause l’ordre établi sous prétexte que celui-ci n’est pas juste, ce qui mène au conflit voire à la guerre civile. En croyant faire le bien, ils ne font rien d’autre que nuire à la société. Les habiles, conscients de cela autant que de

la naïveté du peuple, acceptent la société telle qu’elle est, non parce que celle-ci est juste, mais pour préserver l’ordre et la paix. Ils savent que tel est leur intérêt et celui de la communauté.

Il en va exactement de même pour les grimpeurs dans leur rapport aux cotations. Il y a ceux qui ne s’embarrasse­nt pas de sens critique, la cotation du topo leur suffit amplement, les motive, et ils savent à merveille se persuader que c’est la bonne. En ce topo, cependant, les demi-habiles n’ont aucune foi. Semeurs de trouble, ils n’ont de cesse de remettre en cause les cotations y compris celles des voies que d’autres qu’eux enchaînent, quitte à vexer leurs amis, se faire conspuer et minimiser leurs propres performanc­es. Leur honnêteté leur retombe sur la figure. Tout aussi lucides que ces derniers sur les incohérenc­es des cotations papier, les habiles savent qu’il est beaucoup plus stratégiqu­e de rester dans le rang. Leur objectif n’est plus de chercher la cote juste, mais celle qui sert leurs intérêts. Décoter une voie ou un bloc, pour eux, c’est de l’autoflagel­lation et de la nuisance.

Prenons un cas d’école, celui du 9b de la grotte d’Ali Baba à Rodellar, Ali Hulk Sit Extension Total, que Dave Graham a enchaîné cet automne. Cette voie crispe au plus haut point les demi-habiles parce qu’ils savent que sa cotation est, sinon gonflée, au moins douteuse. C’est le cas de certains locaux espagnols, dont je ne trahirai pas ici le nom, qui travaillen­t la voie (pour l’instant sans succès) avec une ferme intention de la décoter. Or que va-t-il se passer ? Premièreme­nt, décoter reviendrai­t à se priver eux-mêmes d’un 9b. Ensuite, cela remettrait en cause le 2e 9b féminin de l’histoire depuis son ascension par Laura Rogora cet été. Enfin, ce serait un moyen très sûr de passer pour des arrogants et de se faire quelques ennemis. Ne vaut-il mieux pas, pour soi et pour tout le monde, prendre le 9b comme il vient, sans se poser trop de questions, et savourer la perf parce que quand même la voie est dure ? Si on est un habile, le calcul est vite fait.

Seb Bouin et le 9b/+

Nouvelle perf monstrueus­e pour Seb Bouin cet automne. Au Pic Saint Loup, sa nouvelle falaise locale depuis qu’il habite Montpellie­r, il a réussi l’extension du 9a+ Beyond. Au premier relais, un repos bon mais pas total sur un gros bac permet de se refaire une santé avant le plat de résistance : un 8A+ bloc suivi de quelques mètres en 8b menant jusqu’au relais à près de 50 m du sol. Cette deuxième partie seule, selon Seb, vaudrait 8c+. Alors que dire pour l’intégrale ? Pas facile à coter ! Seb hésite. Soit il joue la sécurité en annonçant 9b. Ce serait la voie du coeur. Libérer des lignes monstrueus­es et les coter sèchement en attendant que tout le monde vienne gentiment s’y faire fesser, c’est sa marque de fabrique. La preuve, personne n’a répété la moindre de ses grosses premières ascensions (en 9a+ et plus). Et pourtant il y en, et des belles. Mais le rapport cotation/investisse­ment y est trop ingrat.

En même temps il en a marre, marre que personne ne vienne les faire, ses voies. Alors, pour attirer les prétendant­s, il tend une perche sous la forme d’un slash. Il ne met pas 9b, il met 9b/+, pour permettre à ses lignes d’exister sur la scène internatio­nale, de se distinguer des 9b discount qui commencent à se multiplier et à accaparer toutes les attentions. C’est ainsi qu’il avait mis 9b/+ pour la Rage d’Adam, et qu’il met maintenant 9b/+ pour Beyond. Pourquoi ne pas mettre carrément 9b+ dans ce cas ? Parce que Seb surveille quand même sa crédibilit­é, qu’il ne voudrait pas s’exposer trop facilement à la décote et qu’il ne faudrait pas non plus que son premier 9b+ devienne une voie au rabais. Attention, tout ceci n’est évidemment qu’une interpréta­tion et n’engage pas la parole du principal intéressé !

Thibault Lair, un élégant

Il y a dans le sport un débat séculaire qui porte sur la manière. La victoire est-elle la seule chose qui compte ? Au foot, les célébrissi­mes entraîneur­s Mourinho et Guardiola incarnent les deux écoles. Le premier recherche la victoire coûte que coûte. Pas question de beau jeu, pas question de faire le spectacle, s’il faut mentir et manipuler ses joueurs pour l’emporter, pas de problème. Guardiola aussi veut gagner, mais pour lui la victoire n’est belle qu’en faisant du beau jeu et en prenant des risques : en essayant marquer plus de buts que l’adversaire plutôt que d’en prendre moins. Qu’est-ce qui différenci­e les deux hommes, finalement ? L’un est élégant, l’autre ne l’est pas.

En escalade, une grosse croix en poche, le grimpeur se voit obligé de prendre une posture, il peut annoncer la perf ou jouer la discrétion, tabler sur l’humilité ou se montrer provocant, etc. Pour la grimpe, le schéma dominant tourne pas mal autour d’Instagram : je réussis mon projet, puis je l’annonce publiqueme­nt sur mon compte. En résumé, le réseau social permet de devenir son propre imprésario. En caricatura­nt à peine, il nous fait dire : « Oyez bonnes gens, regardez ce que j’ai fait, regardez comme je suis fort et beau ». Cela à quelques bons côtés, c’est accessible à tous, c’est drôle, c’est très utile pour les sponsors et cela fait circuler l’informatio­n – il est sympa de savoir qui fait quoi en temps réel. En revanche, personne ne peut nier que cela manque cruellemen­t d’élégance. À l’inverse, il y a ceux

« Semeurs de trouble, ils n’ont de cesse de remettre en cause les cotations y compris celles des voies que d’autres qu’eux enchaînent »

qui ont pris en détestatio­n ce système de l’autopromot­ion et, allant jusqu’à demander à des médias comme Grimper de ne pas faire d’article sur eux, vivent conforméme­nt à la maxime : « Vivons heureux vivons cachés ». Ceux-là sont pudiques, parfois à l’excès. Entre les deux, enfin, il y a ceux avec qui tout est simple. Je m’en suis aperçu récemment lors d’un coup de téléphone passé à Thibault Lair. Grimpeur de 9 régulier, Thibault n’a ni Facebook ni Instagram. Pas le temps de se consacrer à ces broutilles ; l’entraîneme­nt, la grimpe et son boulot de charpentie­r suffisent largement. On cause projets, méthodes, cotations, puis je lui demande s’il a la patate en ce moment. Le plus simplement du monde, il me répond qu’il vient de libérer un projet à Bielsa, To the Moon, un 9a. Je lui propose de faire une news sur grimper.com, évidemment il est d’accord. Pas de fausse modestie, pas de pudeurs de gazelle. Dans son attitude après la croix, Thibault respire la sincérité. Il ne fuit pas les lauriers, ne les quémande pas non plus ; sans pour autant juger les autres, il reste simplement lui-même. Thibault Lair ne prend pas de posture, et quelque part c’est ça, avoir la classe.

 ??  ?? Thibault Lair use et abuse de sa préhension favorite, l’arquée, dans To The Moon (9a) à Bielsa. Photo : Christian Sebie (qui est aussi l’équiper de la ligne !)
Thibault Lair use et abuse de sa préhension favorite, l’arquée, dans To The Moon (9a) à Bielsa. Photo : Christian Sebie (qui est aussi l’équiper de la ligne !)

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