SEND, LE NOUVEAU BESOIN QUI COLLE À LA PEAU
De toute évidence, un nouvel outil s’est imposé dans notre pratique de l’escalade. En effet, la genouillère de fabrication industrielle, notamment la Send, est aujourd’hui bien ancrée dans le starter pack du grimpeur en quête de performance.
Face à la banalisation de son usage, les cotations s’adaptent par une tendance à la décote. Le débat se déplace : si les cotations des nouvelles voies prennent en compte le recours à la Send, elles participent à légitimer sa place dans l’équipement qui nous est nécessaire. La croissance du nombre d’usagers s’est manifestée cet été par des ruptures de stocks en magasins comme en ligne.
Juillet 2020. La Ramirole. Rive gauche du Verdon. Sam Dauberé craque. Il est fatigué. Il est revenu sur son jugement initial : si « sendifier » (grimper avec une Send) était pour lui tricher, aujourd’hui, à force de roustes consécutives, sendifier c’est survivre ; économiser une énergie conséquente. Sam, étudiant, travaille comme livreur pour uber-eat. Il avait mis de côté pour passer son permis. Après un rapide calcul coût-avantage, il décide d’investir plutôt dans deux Send salvatrices, aveuglé par son fanatisme et sa soif de performances. Il se rend donc sur le Net. C’est le drame. Il ne trouve pas une genouillère de disponible. Plus la moindre Send, Five Ten, La Sportiva. Rien. Plus il cherche, plus le désespoir le gagne ; il ne reste rien. Comment en sommes-nous arrivés là ? Contre-temps dans les chaînes de production en raison du Covid ou véritable engouement généralisé de la communauté des grimpeurs ? Engouement certes, mais relatif, car déjà résonnent les voix des mécontents. Au pied des voies les grimpeurs se lamentent : « noooon mon néoprène s’est déchiré », « ma gomme fait des bourrelets », « je ne peux pas mettre de run, je sue trop, ma genouillère va glisser et s’abîmer ». On entend même qu’on s’est « bien fait avoir par les industriels », les mots « fragile », « arnaque », « consumable » résonnent aux pieds des baumes. Nous avons laissé s’introduire dans notre pratique un nouvel
« Un par un, les grimpeurs passent du côté obscur de la force et la culture de la genouillère se diffuse »
objet de consommation dont il sera dur de se séparer… De nombreux grimpeurs voient les genouillères comme un facteur de décote, souvent à juste titre : repos bien meilleurs voire totaux, crux spoliés… L’expression « être vaché sur un genou » ne tombe pas du ciel. Voilà de quoi nourrir inlassablement notre débat favori ! Pourtant la popularisation de son utilisation nous divise, hétérogénéise nos pratiques. Beaucoup n’en ont pas l’usage. Cependant, la cotation doit correspondre à la façon la plus optimale de faire la voie. C’est pourquoi de plus en plus d’équipeurs cotent leurs voies en prenant en compte l’utilisation de ce matériel. Conséquence perverse indéniable : le grimpeur est incité à l’utiliser toujours plus, voire obligé de s’y convertir… Peut-on encore rejeter le port de la genouillère sans être contre l’esprit du temps ? À la Ramirole, dans des dévers façonnés de colos oniriques, plus la cotation est élevée, plus le port de la Send est crucial. On parle de « cotation Send », c’est-à-dire que la cotation prend en considération le port d’une genouillère rigide ; et vous pouvez oublier votre genouillère néoprène sika-flex acquise à Rodellar ! Elle n’est plus considérée comme un subterfuge de faible, un moyen de « gruger ». Non, ici les crux sont parfois des mouvements sur genoux, véritablement techniques, dont la maîtrise découle de l’expérience. On entend régulièrement « Je ne sais pas ce que vaudrait la cotation sans Send, mais ça serait vraiment extrême ». Arrivent parfois à la falaise des athlètes braves et intrépides, puristes chimériques qui refusent l’usage de cet artifice. Deux semaines plus tard, ils capitulent et se livrent à cette dépravation morale.
Arpentant le pied des voies, les yeux vides ils quémandent une genouillère, gagnés par le désespoir. Ainsi, un par un, les grimpeurs passent du côté obscur de la force et la culture de la genouillère se diffuse. Seules quelques lignes sont encore cotées de façon traditionnelle, car plus anciennes et dont les First Ascents furent réalisées en pantalon. Ainsi Spanish Caravane (tout de même 8c) serait possible double Send en place, genou maîtrisé « sans serrer une prise, voire sans les mains » selon les dires sarcastiques de l’équipeur qui a vu cet accessoire se démocratiser.
Le problème ? La durabilité du produit, l’investissement qu’il représente, et, surtout, la création d’un nouveau besoin. En effet il sera bientôt nécessaire de posséder une Send pour grimper dans certains secteurs, à moins d’accepter de grimper en fournissant un effort bien plus important que celui de nos congénères ! Que penser de cette évolution quand une partie de notre communauté cherche à consommer mieux, à consommer moins ? Les utilisateurs réguliers de Send témoignent d’une durée de vie désespérément limitée, dont l’efficacité décroît rapidement lorsqu’il s’agit de charger les genoux les plus infâmes (composés d’un ou quelques picots par exemple). Depuis que Five Ten a stoppé sa production de genouillères, le fabricant Send se trouve en situation de monopole, relativement protégé de la concurrence. Les conséquences de ce manque de concurrence sont doubles : d’abord moins de pression sur la qualité du produit, pourquoi faire un produit durable si le consommateur est destiné à racheter le même bien ? Deuxièmement, la main sur le niveau de prix du produit. Nous, consommateurs, n’avons que peu de choix alternatifs. Cependant, depuis peu l’offre tend à se diversifier : on voit émerger de nouveaux fabricants de genouillères tels que la marque espagnole Garra (livraison en Espagne exclusivement), la marque mexicaine Bichokneepads (pas de livraison hors Mexique hélas) ou bien encore les La Sportiva, pour le moment en rupture de stock. On espère voir ces produits disponibles sur le marché français prochainement ! Cette parenthèse sur des considérations économiques reste cependant secondaire. Le vrai questionnement est : où nous situons-nous par rapport à l’état d’esprit épicurien de nos prédécesseurs ? Les industriels ont su souffler sur les braises de notre désir, désir de réussite, d’enchaînement, de progression, pour faire naître un besoin et étendre notre domaine de consommation.
Comment le grimpeur, celui qui n’avale pas même le prix d’un camping, partisan du moindre coût, a-t-il pu se faire berner ? Aujourd’hui un retour en arrière est inenvisageable, nous sommes voués à acheter encore et encore des genouillères. Heureusement pour nous, le caoutchouc semble être une ressource possiblement durable, nous pouvons donc consommer ! En effet, l’exploitation de cette matière première qui compose la gomme menace les forêts, notamment indonésiennes. Des stratégies de transformation de la filière de l’hévéaculture se dessinent avec l’aide d’acteurs majeurs du secteur, ayant pour ambition de freiner la déforestation. Au fond, qu’aurions-nous pu faire ? Notre exaltation pour l’escalade fait de nous des proies si aisées… Aurions-nous dû trouver un bouc émissaire ? crier à la triche, à l’escroquerie ? Non, bien sûr, ce n’est pas correct. Mais alors à quand un consensus pour une double cotation des voies excessivement sendifiables ? Ou, à défaut de pouvoir s’en passer, peut-on imaginer des genouillères solides et réparables ?