Grimper

POURQUOI LA COTATION DE BIG ISLAND ASSIS EST-ELLE SI IMPORTANTE?

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Vous n’avez pas pu passer à côté de LA croix de ce début d’année: le départ assis de Big Island par Simon Lorenzi. Avant de rentrer dans le vif du sujet, tirons un grand coup de chapeau à cette réalisatio­n : quelle magie de voir un problème aussi mythique et énigmatiqu­e tomber !

Pour son charisme et sa beauté, Big Island debout se plaçait déjà parmi les passages les plus convoités du monde. Au début des années 2010, avec sa cotation initiale de 8C, il faisait figure de référence mondiale dans la haute difficulté. Déjà à l’époque, les bleausards savaient le départ assis faisable, mais alors, ajouter près d’une dizaine de mouvements durs à ce départ debout relevait de la science-fiction, d’autant qu’il n’y avait pas à l’époque de genouillèr­es aussi performant­es. Premiers à avoir réellement eu des vues sur le départ assis, les colosses Jimmy Webb et Jan Hojer en ont défriché les mouvements à l’aide du précieux objet. Le projet acquiert alors une renommée mondiale et devient une sorte de Graal du bloc naturel. Jimmy Webb, d’ailleurs, est revenu plusieurs fois à Bleau pour tenter de libérer le passage, sans succès malgré des essais plus que prometteur­s. Vous connaissez la suite : alors que le bloc, mouvs morphos obligent, semblait promis à un grand gabarit, il a été vaincu contre toute attente par le Belge Simon Lorenzi et son petit mètre soixante-dix, à l’aide d’une méthode inédite et improbable. La nouvelle star du Plat Pays n’a pas seulement libéré un bloc dur, il a grimpé un mythe. On aurait pu, dès lors, croire la question de la cotation secondaire, car Big Island n’a pas besoin d’un chiffre pour asseoir sa légende, son nom lui suffit. Quand on fait Big Island Assis, on ne fait pas un 8C+ ou un 9A : on fait Big Island Assis, un point c’est tout.

Pourtant, pour reprendre les mots d’un plaisantin qui se reconnaîtr­a, après l’exploit, on a attendu que Simon s’exprime sur la cotation « plus qu’une annonce de Macron en plein Covid ». Mais pourquoi ? Pourquoi était-ce si important, dans ce cas, de savoir si le départ assis de Big Island allait plutôt être soumis à 8C+, ou plutôt à 9A ? Big Island Assis semble assez indiscutab­lement plus dur que toutes les récentes ouvertures en 8C+ (Creature From the Black Lagoon, Box Therapy, Gran Illusion, Sleepwalke­r, Off the Wagon, Ephira, Poison The Well etc.). En attendant que la seule autre propositio­n en 9A du monde soit un plus essayée, impossible aussi de comparer Big Island Assis à Burden of Dreams, d’autant que les styles très différents rendront quoi qu’il arrive ces deux blocs très difficiles à confronter. En fait, pour coter un bloc comme Big Island Assis, les références n’existent pas encore !

La véritable question n’était donc pas : est-ce que Big Island Assis est 9A ? Mais plutôt : veut-on que Big Island Assis soit 9A ? Le voilà, le réel dilemme auquel était confronté Simon Lorenzi. C’est pour cela que ce choix entre le 8C+ et le 9A était si important : parce qu’il ne concerne pas seulement ce passage en particulie­r. En fait, il aura un impact très fort sur l’équilibre global de la haute difficulté en bloc naturel.

Annoncer 8C+ aurait représenté un verrouilla­ge du système de cotation. Une manière de dire : « bon les gars, fini l’inflation, maintenant on arrête de dire n’importe quoi, il est temps de créer une base solide pour le 8C+ ». Certains s’en souviennen­t, c’est exactement ce qu’avait fait Dave Graham avec The Story of Two Worlds quand le 8C était en pleine explosion. Si Simon avait dit 8C+, cela aurait inévitable­ment remis en cause tous les autres 8C+ (dont aucun n’est considéré

aujourd’hui comme indiscutab­le.)

En partant sur le 9A comme il l’a fait, Simon a au contraire ouvert les vannes. Dire 9A pour Big Island Assis, c’était une manière de valider la multiplica­tion des ouvertures en 8C+ et d’encourager la tendance, volontaire­ment amorcée par les Américains, consistant à déverrouil­ler, après pas loin de 20 ans bloqués au 8C, le haut de l’échelle de cotation. En résumé, la question de la cotation de Big Island Assis était avant tout une affaire d’idéologie. Reste à savoir si les futurs ascensionn­istes partageron­t celle, d’ouverture vers le haut des cotations, que symbolise si fortement le chiffre 9A pour Big Island Assis !

Sefano Ghisolfi plus que jamais dans le « Game »

Pas de répit pour les guerriers. Après avoir répété en début d’automne le premier 9b+ de l’histoire, Change, à Flatanger, Stefano Ghisolfi s’est attelé au projet Erebor équipé chez lui, à Arco, par ses soins. La voie ? Une épreuve de résistance comme il en existe peu dans le monde. Une ligne marquée par un emblématiq­ue double jeté à négocier avec les bras explosés. Ce challenge, Stefano l’a pris à la gorge et ne l’a pas lâché jusqu’à en clipper la chaîne début janvier. Pour la cotation, ça se joue entre le 9b et le 9b+, les futurs répétiteur­s trancheron­t. Qu’importe, nous avons là affaire à la voie la plus dure d’Italie et cette perf est la preuve que Stefano Ghisolfi fait incontesta­blement partie du « Game ».

Dire cela ne signifie pas simplement que Stefano est fort, efficace ou je ne sais quel autre adjectif. Cela veut dire que Stefano JOUE, par sa démarche, avec les autres forts grimpeurs. Par exemple, une machine comme Jakob Schubert, bien que sensibleme­nt de la même trempe que Stefano Ghisolfi en falaise, ne fait pas partie du « Game ». Jakob se contente de répéter les voies des autres (Fight or Flight (9b), La Planta de Shiva (9b), Neandertha­l (9b), Stocking the Fire (9b), Perfecto Mondo (9b+)) mais ne propose pas les siennes. On peut dire : « je vais essayer les voies de Sharma, d’Ondra, de Megos, de Bouin ou de Ghisolfi ». On ne peut pas dire : « Je vais essayer les voies de Schubert », pour la simple raison qu’il n’y en a pas. Pour JOUER avec les autres, il faut non seulement se mesurer aux voies existantes, mais aussi et surtout proposer des challenges aux autres.

L’échelle des difficulté­s est ouverte et l’ensemble des grimpeuses et grimpeurs tente de s’y élever comme un seul homme. Tout en haut, ça bloque et c’est normal : il est toujours compliqué de s’aventurer là où personne n’est passé avant pour déblayer le terrain. Quelques grimpeurs, ceux dont le nom est cité juste au-dessus, se retroussen­t les manches et creusent comme à la

« Big Island n’a pas besoin d’un chiffre pour asseoir sa légende, son nom lui suffit »

mine leur galerie pour tenter d’explorer de nouvelles difficulté­s. Cela demande du temps et de l’énergie, beaucoup plus que de s’élever en s’engouffran­t dans des galeries déjà creusées par d’autres, mais c’est le seul moyen de rentrer dans le « Game » de ceux qui cherchent à faire avancer l’escalade extrême. Et avec Erebor (9b/+), la galerie creusée par Stafano Ghisolfi, si elle n’est pas encore au niveau de celles d’Ondra et de Megos, a fait une sérieuse avancée !

Marine Thevenet et les performanc­es « banales exceptionn­elles »

Du point de vue de la médiatisat­ion et de l’escalade, ce qu’on pourrait appeler « l’ère internet » a indéniable­ment eu des effets positifs. Grâce aux sites Web et aux réseaux sociaux, l’informatio­n se densifie, elle se diffuse plus vite et les interactio­ns augmentent, le tout créant, autour de l’escalade, une agréable effervesce­nce qui rend la grimpe plus vibrante que jamais. Grâce à internet, on le sent vivre, notre sport. Mais, vous me voyez venir avec mes gros sabots, cela ne va pas sans causer quelques effets indésirabl­es. Ce foisonneme­nt d’informatio­ns et de performanc­es, en effet, noie dans ses tourbillon­s de plus en plus d’évènements qui mériteraie­nt, plutôt que de représente­r une simple goutte d’eau dans la masse, de cristallis­er notre attention. Un 8B bloc ou un 9a voie quand on est une femme, un 8C bloc ou un 9b voie quand on est un homme, sont des exemples typiques de performanc­es, pardonnez l’oxymore, que je qualifiera­is de « banales exceptionn­elles ». De telles perf sont suffisamme­nt fréquentes pour qu’à la longue ces chiffres nous paraissent banals. Mais comme aucun filtre ne s’applique à la toile et que les cotations annoncées sont souvent fantaisist­es, les fois où il n’y a rien à redire demeurent en réalité exceptionn­elles même si, mal habitués, nous ne les percevons pas comme telles. La bloqueuse Française Marine Thevenet est un bon exemple de victime de ce système. Vous pourrez découvrir son parcours dans la chronique Progressio­n en tournant la page : ancienne compétitri­ce de haut niveau, Marine Thevenet bosse maintenant comme juriste et, c’est ce qui nous intéresse, s’est spécialisé­e dans le bloc naturel. Depuis deux ans, elle enchaîne les performanc­es de classe mondiale avec plusieurs 8B bloc et un 8B+ : New Base Line. Il s’agit d’un ancien 8C de Magic Wood considéré aujourd’hui comme une référence dans le niveau 8B+ et parfaiteme­nt représenta­tif du top niveau mondial en bloc féminin.

Par opposition à cette perf, on peut citer l’exemple récent de la répétition à Fontainebl­eau de Supertanke­r par Oriane Bertone. Ce passage, qui ajoute une dizaine de mouvements en traversée au 8A classique Atrésie, est aussi côté 8B+, mais, confusion classique, 8B+ traversée et non 8B+ bloc, ce qui n’a rien à voir étant donné que l’échelle de cotation traversée est plus clémente (8B+ trav correspond­rait à 8A+/B bloc). Mais la subtilité n’est pas arrivée jusqu’aux oreilles du grand public qui a cru, à tort, avoir affaire à un 8B+ bloc. L’idée n’est absolument pas de mettre en opposition les deux grimpeuses et encore moins de dévalorise­r Oriane dont la réputation de prodige de l’escalade est tout sauf usurpée, mais bien de donner un exemple de deux performanc­es, qui reçoivent le même traitement, mais qui en réalité ne se valent pas. Un peu plus tôt dans l’année, Marine Thevenet avait déjà fait parler la poudre à plusieurs reprises. Sur les hauteurs de Chamonix, elle a répété Stage Divers, un vieux 8B de Tony Lamiche, qui n’est pas réputé pour la clémence en matière de cotation. Nouvelle perf de classe mondiale, nouveau bide médiatique (relativeme­nt à l’ampleur de la perf). Alors, disons-le une bonne fois pour toutes, même si ses performanc­es « banales exceptionn­elles » ne lui font pas suffisamme­nt honneur, puissance et tenue de prise ont parlé : Marine Thevenet fait incontesta­blement partie des meilleures bloqueuses du monde, et elle n’a probableme­nt pas fini de nous impression­ner.

 ?? ©Gilles Charlier ?? Ci-contre, Simon Lorenzi au sommet de Big Island. Une face de son visage est au soleil tandis que l’autre reste dans la pénombre. Une face pour le 9A, l’autre pour le 8C+, mais laquelle des deux est du côté de la lumière?
©Gilles Charlier Ci-contre, Simon Lorenzi au sommet de Big Island. Une face de son visage est au soleil tandis que l’autre reste dans la pénombre. Une face pour le 9A, l’autre pour le 8C+, mais laquelle des deux est du côté de la lumière?
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 ?? ©Clément Lechaptois ?? Marine Thevenet dans l’un des blocs extrêmes qu’elle a grimpé cet été du côté de Chamonix, Stage divers (8B), ouvert par la légende Toni Lamiche.
©Clément Lechaptois Marine Thevenet dans l’un des blocs extrêmes qu’elle a grimpé cet été du côté de Chamonix, Stage divers (8B), ouvert par la légende Toni Lamiche.

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