LA TURBIE UNE NOUVELLE VISION DES POSSIBLES
La Turbie, c’est la falaise dont le potentiel rocheux a décomplexé l’équipement et répondu aux appétits naissants… de dévers ! La Turbie, c’est le passage d’une escalade de “couennes à gouttes d’eau et réglettes rasoirs, cupules infâmes et croûtes en tout genre”, à l’univers des “voies d’ampleur, de la continuité et de la daube des bras”.
Il faut dissocier deux révolutions qui sont survenues lors du développement de la Turbie. La première est conceptuelle : il s’agit de la déconstruction de la barrière mentale de l’impossible, notamment grâce à l’essor de l’escalade en mur. En effet, l’archétype de l’équipement, hérité de l’escalade à Saint Jeannet par l’influence de l’esprit « montagne », était de s’attaquer aux zones et lignes de faiblesses que proposait le caillou. Les premières voies qui marquent cette rupture apparaissent à la Loubière : murs plus épurés, lisses, recherche d’itinéraires teigneux à équiper… On assiste aussi à l’apparition des “spits”, détournés de la spéléo… puis vient “Périphérique Ouest” ouverte par Eddy Boucher et médiatisée par Patrick Berhault qui en réalise la first ascent. Première voie du secteur éponyme, à l’époque où s’équipaient à Buoux des murs comme “Autoroute du soleil”. Une fois ce pas sauté, cette ouverture de la fenêtre du possible mène les équipeurs à se lancer à la recherche des lignes les plus improbables comme en témoigne la singularité du secteur “Big Ben”. La deuxième révolution, que l’on situe aux alentours de 1985 est technologique : il s’agit de la généralisation de l’usage du perfo, envoyant le marteau-tamponnoir aux oubliettes. Cette plus grande facilité à spiter est un facteur clé de l’accélération de l’équipement dans des secteurs dont les profils novateurs attisaient tant passions et convoitises.
Sortons notre meilleur champagne pour célébrer la haine du penché !
Bien sûr, l’escalade de dévers n’est pas arrivée après cette phase de développement de l’escalade « en mur ». Ces deux tendances se sont développées simultanément malgré leur mise en opposition récurrente. Les dévers ont juste connu une exploitation plus pérenne, soutenue et continue au cours des décennies suivantes, en raison des aspirations penchantes des équipeurs, et du profil des richesses minérales du coin mises à disposition par
dame nature. En effet, Patrick Berhault avait déjà, en 1981, équipé et enchaîné « La Haine », premier 7c+ (initialement côté 7b !) de France qui « en a calmé plus d’un… ». Ce spécialiste des toits a encore fait parlé de lui avec la première du “Toit d’Auguste”, coté 8b+ en 1987 (petit secteur isolé au-dessus de la Turbie).
Ils n’étaient pas près d’assouvir leurs envies d’équiper des murs lisses que l’on considérait jusqu’alors ingrimpables. Le point d’orgue reste sans doute le secteur « Bleue » et sa paroi épurée. En 1988, Laurent Jacob équipe « Champagne », voie mythique, old school et
teigneuse, répétée seulement en 2004 par Fred Oddo ; considérée par Adam Ondra (d’après son compte 8a.nu) comme “The best route in the world, technical”.
Big Ben et Berhault, de la danse aux connexions
L’autre secteur historique de la Turbie, qui n’a pas vieilli, c’est Big Ben : première grotte de Nice, première expérimentation du phénomène « connexions multiples et incompréhensibles ». Big Ben a la particularité d’être escaladable et… désescaladable, autrement dit, vous arrivez par une voie, connectez avec une autre, puis une autre, et encore une autre. Monter, redescendre, remonter, l’escalade y est tout à fait surprenante. Ce style particulier, nouveau prototype de grimpe, a été le terrain de jeu de P. Berhault qui libérait sa créativité artistique par la pratique de la danse escalade (filmé au secteur des “Surplombs” à la Loubière) ! L’engouement général a profité à d’autres secteurs conjoints comme la Paroi du Fort, spitée méthodiquement. Rappelons tout de même le petit détail que les grimpeurs de l’époque n’avaient pas relevé… Ils ne manquent d’ailleurs pas d’y faire eux-mêmes référence : « à notre époque, les genoux n’existaient pas ». On ne trichait pas, dans les années 1990, on grimpait dans cette mare de concrétions, pendu par les bras, sans répits possibles.
Nouveau théâtre, nouveau pas de danse : la lolotte
Le passage de Laurent Jacob à Nice fut bref, mais productif. En un an et demi passé sur place, en plus des voies teigneuses du secteur “Bleue”, nous lui devons le secteur le plus contemporain de la Turbie : la grande face, alias le “Secteur Jacob”. En 1988, il va équiper des envolées déversantes sur colo, qui connectent avec des voies jusque-là accessibles uniquement en rappel. La nouveauté : des efforts longs dans un style inédit… Du jamais vu ! La mode était alors aux voies bloc et de rési courte. Le travail a été poursuivi par Axel Franco, Olivier Arnulf et Patrick Pessi, puis Stéphane Benoist et Philippe Maurel. Mais Laurent Jacob n’a pas seulement rendu accessible un tout nouveau profil de voies, il nous offre en prime la clé pour les grimper ! La révolution technique qui rendra possible l’escalade dans des profils toujours plus raides… La lolotte ! Lolotte salvatrice, indispensable, éternelle… La plus belle des façons de compenser un manque de force. Un nouveau pas de danse dans un nouveau théâtre : voilà l’héritage du secteur “Jacob”.
Le top départ du marathon du loup
Un évènement sonne le gong d’une nouvelle ère à Nice, le premier épisode d’une série des plus excitantes : Le grand feuilleton des Gorges du Loup ! Si la transition vers une escalade en dévers était déjà bien amorcée, c’est à Bernard Duterte que l’on doit la naissance du site le plus emblématique des Alpes-Maritimes. Son style novateur a dérouté les meilleurs mondiaux de l’époque. En 1987, Bernard ouvre la première voie en libre du secteur Déversé : “Déversé Satanique”, qui fait sans doute partie du top 5 des voies aux cotations les plus versatiles de l’histoire. En effet, impossible pour les grimpeurs de se mettre d’accord : Initialement cotée à 8b, les ténors se sont succédé les uns après les autres pour dompter ce monstre de colo, en grimpant intégralement de face, et en poussant de grands cris. La légende raconte que certains plaidaient même une augmentation de la cotation à 8b+ ! Finalement la cotation s’est stabilisée à 8a+, aujourd’hui 8a dans le topo avec un nombre de genoux qui s’élèverait à… 24 ! Pour une voie d’une longueur de moins de 30 mètres, une banale division permet d’obtenir une moyenne d’un genou tous les 1,25 m. Cette voie, la première d’une longue série, représente le top départ du développement des Gorges du Loup et sa renommée internationale, affaire à suivre…