NOTRE SCHIZOPHRÉNIE, NOTRE PARADOXE
Les bonnes pratiques en site naturel sont un écran de fumée. Comprenons-nous bien, la question des comportements individuels, à l’arrivée des beaux jours, est capitale. Il peut suffire d’un grimpeur qui ne respecte pas un arrêté de biotope pour faire capoter la reproduction d’un oiseau rupestre. Une seule voiture garée au mauvais endroit, un petit déchet oublié, un départ de feu dû à un mégot… Des actions isolées peuvent très bien servir d’étincelle et faire passer les grimpeurs du statut d’hôtes bienvenus à celui de parasites dont il faut au plus vite débarrasser les falaises et leur voisinage. Mais croire que les bonnes pratiques sont l’amulette qui nous rendra intouchables est d’une grande naïveté.
Si les masses grimpantes qui animent aujourd’hui les tapis des salles de bloc décident de se mettre au caillou, les conduites personnelles, aussi respectueuses soient-elles, n’y feront rien : il y aura des restrictions. L’idéal de liberté perd tout son sens dès lors que le gâteau est trop petit pour le nombre de bouches qui veulent y croquer. La massification de l’escalade en falaise, c’est l’assurance de l’arrivée en France de scénarios dystopiques façon Yosemite, de tableaux sombres où tout est contrôlé, maîtrisé, et où les grimpeurs peuvent se faire traquer comme du gibier s’ils essaient de rester plus longtemps qu’on les y a autorisés. Si tout le monde se prend de passion pour le caillou, les plus fervents défenseurs de l’idéal libertaire auront beau hurler au scandale, il faudra nécessairement réguler les flux: interdire encore plus de zones sensibles, établir des péages, des quotas, des inscriptions, des réservations, des contrôles… Même avec les meilleures pratiques du monde et une tonne de bonne volonté, si la fièvre de l’escalade continue de gagner les foules, c’est inévitablement ce qui adviendra.
Et nous, dans tout ça ? Et Grimper Magazine ?
Nous qui, dans ce numéro encore, avec l’improbable grès de l’Étoile Noire (p. 46) et les sites d’altitude du Val d’Hérens (p. 54), tirons le portrait aux plus belles falaises, nous qui célébrons l’escalade dans tout ce qu’elle a de magique, ne contribuons-nous pas à scier la branche sur laquelle trône encore un idéal en péril? À vouloir faire goûter le gâteau à trop de gens, le risque est que plus personne ne profite de sa saveur. Et pourtant, c’est là notre schizophrénie, la flamme du partage est en nous. Faire vivre la passion de la grimpe est notre raison d’être. Il nous faut accepter ce paradoxe.