Infrarouge

La parole et le silence

- Claire Castillon

C’est souvent au niveau de la communicat­ion que ça bloque. N’avez- vous jamais entendu : « Ça doit être ton téléphone qui déconne, parce que de mon côté, j’ai toutes les petites marches, je capte à fond » ? Il y a aussi : « Je n’ai pas écouté ton message, dis- moi ? » ou pire, « Vas- y » . Alors qu’on vient de passer une minute trente à tout bien ordonner pour que, sur le répondeur de l’autre, ça sonne limpide. Sans appel. Rappelle pas. Eh si. Hélas. Il faut donc tout répéter. Puisque l’autre vient de rappeler. Il n’a rien écouté de notre message ; rien de tout ce que l’on a été si content de laisser dans sa boîte, se délestant d’un poids, deux minutes plus tôt, se débarrassa­nt d’une tâche, d’un rendez- vous, le fixant au contraire à telle heure, tel endroit, c’est comme ça et pas autrement, prenant des nouvelles aussi, car oui, on arrive très bien à prendre des nouvelles sur un répondeur. On dit : « j’espère » . J’espère que tu vas bien, j’espère que ton problème de boulot s’arrange, j’espère que ton fils est moins mou, j’espère que tes vacances seront bonnes, j’espère tout sur un répondeur. Ça m’évite d’espérer en vrai. On a l’habitude d’en donner, aussi, des nouvelles de soi, avec l’essentiel, l’essence même, transmise par l’énergie du ton et la sincérité de la voix. On est vraiment content d’avoir laissé sur ce message une sorte de tout qui fait que, normalemen­t, pendant un bon mois, on est tranquille. On a même abordé la santé. Mais, hélas, le message n’a pas été écouté. Il faut tout redire, avec l’interlocut­eur qui entend cette fois, réagit, interrompt, perçoit la petite nuance d’agacement dans notre voix. Interrompt encore, du coup, pour s’excuser de ne pas avoir écouté le message. Est- ce cela qui nous énerve ? On se plaindrait presque de ne pas avoir été écouté alors qu’on a dit ouf en abandonnan­t le message ; ouf, une minute et c’est fait, tout a été dit, la balle est dans l’autre camp. Le message est terminé. Mais ça recommence. Le pire, c’est qu’à l’autre bout du fil, l’interlocut­eur insiste : « Vas- y » . Vas- y, ça agresse. Vas- y, ça insinue tout de même « Grouille- toi, tu me déranges » . Alors qu’on ne demande rien. On avait laissé un message sur le répondeur pour justement ne pas avoir à se parler. On a envie de fuir. C’est tout. On peut raccrocher d’un coup parfois. Fuir comme ceux qui laissent des messages en expliquant qu’ils partent ou entrent en rendez- vous. Ils commencent généraleme­nt par « Je pars demain » , quand ce n’est pas « Je pars tout à l’heure » , inquiets à l’idée qu’on se jette sur leur appel pour les rappeler tout de suite, sans respiratio­n. « Je pars demain, mais tu peux me laisser un message » , précisent- ils. Et s’il y a quelque chose d’urgent et qu’on rappelle vraiment, ils ne décrochent jamais. Ils sont déjà partis. En quinze secondes, éclipse. Généraleme­nt, ce sont des interlocut­eurs paresseux ou peureux. Qui ont un truc à se reprocher. Un avocat qui n’a pas de nouvelle sur le prud’hommes en cours. Qui n’a plus cours. Qui n’ose pas le dire. Qui fait des phrases. Qui entre en audience. Pour la journée. Il aime bien les répondeurs. Il ne s’en occupe pas, du dossier, donc il n’a pas de nouvelle. Évidemment. C’est doux, le répondeur. Un amant. En fuite. Qui n’ose pas le dire. Qui fait des phrases. Il aime bien les répondeurs. Une amie. Qui fait des phrases aussi. Parce que ça lui fait du bien. Elle se vide. Le répondeur sert à ça. Ne pas se confier, ne pas dire, éviter. Et si, au lieu d’appeler pour ne rien dire, on s’appelait pour de bon, parce qu’on en a envie ? Et si, au lieu de craindre, on affrontait ? Et si, au lieu de se défiler ( « Ne me rappelez pas, je ne serai pas joignable et je vous ai tout dit » ) , on décidait qu’on a un talent de plus que les animaux : la parole. Ou deux : la parole donnée. Et trois : le silence, le vrai, quand on en a envie. Et parce qu’on y a droit. Loin de la meute. Sans s’excuser de ça. Puisqu’on a honoré tous ses contrats.

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