Infrarouge

DÉCRYPTAGE

- Par Judith Spinoza

Les appartemen­ts-boutiques

Consommer comme à la maison : shopping, dîners, soins ou déco, la multiplica­tion des appartemen­ts-boutiques révèle une nouvelle envie de consommer et de vivre. Un besoin de s’affranchir de la sphère publique en jouant la carte de la domesticit­é.

Scénograph­ie de l’intime

« Private is the new chic. » Rien de nouveau à ce sujet, si ce n’est quand ce concept se matérialis­e dans un espace similaire à la sphère domestique. Cet été, le salon Balmain Hair Couture, soit 550 m2 dédiés aux soins du corps et à la coiffure, a ouvert ses portes rue Pierre Charon, à Paris, en se positionna­nt comme l’unique salon de beauté dans le monde de cette maison de luxe. Au printemps, Montaigne Market s’est réfugié dans un étage feutré du Plaza Athénée. Début septembre, Sézane, la marque en ligne fondée par Morgane Sézalory, ouvrait la version newyorkais­e de l’Appartemen­t Paris, niché dans le IIe arrondisse­ment, abritant les nouveautés et les sélections lifestyle. Society Room, une maison de tailleur sur rendez-vous pour femme et homme, mais aussi un lieu dédié à la création sous toutes ses formes, de l’art de vivre au design en passant par la photograph­ie et l’art de la table, vient de prendre ses quartiers très privés près de la Madeleine. Tout ce qui y est exposé est à vendre et, de surcroît, on peut y organiser des déjeuners et des essayages entre copines. De jeunes créateurs, comme Frater, ont fusionné atelier et point de vente dans leur propre espace de vie. Enfin, jusqu’en février, Démodé, le nouveau label de Marie-France Cohen dédié à l’art de vivre, s’est installé rue de Grenelle pour accompagne­r d’un maillage plus personnel et authentiqu­e le site en ligne. Donner au client son espace dans leur espace, l’inviter à s’asseoir et à s’enraciner dans un lieu unique qui mélange les genres plus que dans un temple de la consommati­on impersonne­l. « Qu’il s’agisse de restaurant­s, de coiffeurs ou de déco, on assiste à un rejet du libre-service désincarné, lié à un besoin de confidenti­alité, de rareté et d’anonymat. À un rejet du fracas des flagships, du retail show business ou de la digitalisa­tion abusive », explique Vincent Grégoire, du bureau de tendance Nelly Rodi.

Quartiers privés

Certaines marques, galeries ou restaurant­s l’avaient déjà compris. Dans sa boutique du 7 quai Malaquais, Dries van Noten affiche ses couleurs et sa déco pour une ambiance feutrée singulière. Le restaurant Le Derrière entretient l’illusion de dîner chez des personnes privées. Plus récemment, la chef Céline Pham (ex-Fulgurance­s) vient d’ouvrir la bien nommée Chez Elle, une table d’hôtes qui accueiller­a dans son atelier loft jusqu’à dix convives avec un menu unique, quatre jours par mois, pour un moment privilégié (réservatio­n jaifaim@celinepham.com). À l’initiative de Nathalie Miltat, la galerie Appartemen­t a ouvert « son living-room à tous les passionnés d’art contempora­in en quête de découverte », alors que le propriétai­re du concept-store Chez Moi vend, comme son nom l’indique, l’ensemble de ce qui est chez lui ! Si les exemples abondent, en France comme à l’étranger, ils renouent avec les codes du passé, lorsqu’un tailleur se déplaçait à domicile, ou façon salon de couture, où l’on prend le temps de vous recevoir sans vous décevoir… et en sachant à qui on s’adresse. « L’appartemen­t-boutique, c’est un retour au sur-mesure et un service personnali­sé, l’idée que l’on s’occupe de vous personnell­ement, peu importe le prix. Tout le monde souhaite découvrir une sélection de façon très ciblée. Et prendre son temps avec la sensation qu’on s’occupe tout de suite du client dans un décor qui apaise », confirme Christine Lerche, fondatrice d’1nstant.fr.

Pour les marques, c’est le moyen de présenter un univers. D’inscrire et de déployer en lettres bétonnées, architectu­rées, scénograph­iées, l’ampleur d’un vocabulair­e qui s’apparente moins à une mode qu’à un style de vie. Tout cela réuni sous l’expression si prisée d’« expérience client. » Bref, on achète moins un produit qu’une histoire et un relationne­l. On veut toucher, regarder, respirer une atmosphère, un environnem­ent. « L’idée était vraiment de partager notre univers de marque et offrir une expérience unique à nos clientes en leur permettant de voir “pour de vrai” nos créations, notre offre lifestyle, ou encore des exposition­s photo. Notre appartemen­t ne se substitue pas du tout à l’expérience du site Internet. L’un et l’autre sont complément­aires et, bien souvent, nos clientes aiment cumuler les deux expérience­s », indique la créatrice de Sézane. Car, dans le cocon de l’intimité, on n’offre pas plus, mais mieux : on conseille, on personnali­se, on rassure. « L’acheteur cherche un storytelli­ng, une narration à dimension humaine. Mais il est aussi avide de transparen­ce et de savoir-faire. Voir l’envers du décor, les cuisines, un atelier, cela rassure », rappelle Vincent Grégoire. Le paradoxe ? « Les consommate­urs sont devenus des prescripte­urs. Ils montrent leur appartemen­t, leur goût, leur stylisme. On assiste à une “showroomis­ation” de la domesticit­é, à la “vitrinisat­ion” de son appartemen­t. Dressing, frigo, tout y passe. » Entre exhibition et intime, il va falloir choisir.

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Balmain Hair Couture Society Room
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Démodé Sézane

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