LEÇON DE PIANO
Tokyo, Rio, Manille, Oulan-Bator… pendant un an et demi, le réalisateur Gilles de Maistre a suivi le plus grand chef du monde (il cumule 18 étoiles au Michelin !) dans sa quête de vérités, au fil d’instants volés à travers le monde. Alain Ducasse revient
Alain Ducasse
Qu’est-ce qui vous ressemble le plus dans ce film ? C’est un film sans mise en scène, sans acteurs, ce sont des images volées, donc il est fidèle à ce que je suis. Je ne peux m’empêcher de capturer tout ce qui a un peu de substance, de différence. C’est toujours une grande leçon pour moi de voir à quel point ceux que je rencontre sont enthousiastes de faire ce qu’ils font, alors qu’ils sont parfois dans la difficulté… Ce sont ces passions que j’essaie de retranscrire, parce que ce ne sont pas les industries qui font des choses extraordinaires, mais bien des hommes et des femmes.
Comme tend à le montrer le film La Quête d’Alain Ducasse, la transmission prend-elle le dessus sur la curiosité à un certain « niveau » de carrière ? La transmission est au coeur de ma démarche quand j’édite des livres, à travers nos formations, avec notre fondation à Manille pour apprendre la cuisine aux plus démunis, mais la curiosité est indispensable. Si je n’avais pas été cuisinier, j’aurais été voyageur, explorateur ou architecte. Aujourd’hui, ce qui me plaît, c’est de pouvoir toucher à tout cela en participant à l’élaboration des lieux. Quand je ne vibrerai plus, j’arrêterai.
D’où vient ce besoin de toujours cumuler les étoiles un peu partout, de tout recommencer à zéro à des milliers de kilomètres ?
Ce sont des paris. C’est le challenge d’embarquer des équipes dans des aventures différentes à chaque fois. De leur permettre de concrétiser un projet de façon presque autonome, à partir de ma vision. C’est cela aussi transmettre.
Vous dites : « CE QUI COMPTE, C’EST DE fiXER L’INTANGIBLE. » Plus que l’exercice de style dans l’assiette, est-ce le souvenir émotionnel qu’on laisse qui prime ? L’objectif est de compiler tous les ingrédients tangibles pour fixer l’intangible, c’est-à-dire transmettre une émotion. Tout compte : le lieu, l’harmonie des hommes et des femmes qui le font, de manière à ce que le souvenir reste gravé dans votre tête. Qu’il s’agisse d’un restaurant gastronomique ou d’un de nos bistrots, on essaie que cela soit différent. On essaie toujours d’être le meilleur dans la catégorie dans laquelle on s’inscrit.
Expliquez-nous pourquoi « DANS CE MéTIER, SI TU NE CULTIVES PAS TA DIfféRENCE, T’ES MORT »…
Je dis toujours à mes collaborateurs de lire les magazines… pour me proposer autre chose. Il faut les lire pour ne pas s’en inspirer.
La dernière fois qu’une cuisine vous a bluffé ? Celle de Gastón Acurio à Lima, au Pérou. J’ai déjeuné dans sa brasserie La Mar et j’y ai trouvé le niveau le plus abouti en matière de ceviche. Le voilà, l’intangible : à 16h30, j’étais encore à table. C’est pour cela que je voyage. J’ai besoin de compiler toutes ces émotions un peu partout pour les retranscrire. C’est d’ailleurs l’une de mes valeurs : rester les yeux ouverts sur le monde. Romain Meder, mon chef au Plaza Athénée, part tous les trois mois voir ce qui se passe ailleurs… On échange beaucoup sur nos découvertes. Et si tout n’est pas bon à prendre, tout est bon à connaître. Il ne s’agit pas de copier, mais d’intégrer pour retranscrire. Il s’agit de respirer l’air du temps présent pour essayer d’anticiper. Avec la naturalité, par exemple, on a tout « jeté » et l’on est parti d’une page blanche.
La gastronomie française est-elle encore la meilleure ? Sans aucun doute. Il y a beaucoup de talents en France. Nous sommes et restons les plus créatifs de la planète. J’ai fait le tour du monde dix fois et notre créativité – supportée par la technique, les savoirfaire – est partout : dans la diversité et l’expression des lieux, dans les milliers de recettes qui sont éditées dans nos livres… C’est ancré dans nos racines, nous avons commencé il y a des siècles ! Cela n’empêche pas les « mouvements », comme l’influence nordique, très médiatique et excellente par ailleurs, mais qui n’est en rien comparable à notre capacité de démonstration. C’est d’ailleurs mon pari avec le président Macron : associer une fois pour toutes la gastronomie au tourisme. J’ai à coeur que GoodFrance soit une opération pérenne, un vecteur de communication. C’est une action forte, à mener avec le soutien du gouvernement.
Que ne doivent jamais oublier vos collaborateurs et vos chefs ?
Continuer à créer. Sans cesse. Ne jamais s’inscrire dans l’habitude – il n’y a pas de bonnes habitudes. Et puis, il y a la modestie, qui reste l’une des principales qualités en cuisine. On ne fait « que » de la cuisine. Les voyages aident à saisir cela.
Quelle leçon de vie avez-vous retenue à ce jour ? Essayer de continuer à être à l’écoute de ceux qui me sont proches dans ma vie professionnelle. Ils sont encore les meilleurs guides pour que je ne sois pas déconnecté.
La dernière fois que vous avez « coupé la poire en deux » ?
Quand j’ai capitulé face à François Hollande, après le tournage du film. J’avais proposé de cuisiner le repas de la COP 21, avec un menu exclusivement articulé autour de la naturalité. L’Élysée n’a pas suivi, trouvant la démarche trop risquée, trop radicale. Trois mois après, j’ai invité à déjeuner le président au Plaza Athénée et je lui ai servi ce repas tel que je l’avais imaginé. Il était stupéfait et m’a confirmé qu’on n’aurait pu le servir sans problème.
De quoi ne « perdez-vous jamais une miette » ? Quand je visite un lieu, je suis capable d’occulter tout ce qui va me gêner pour ne retenir que ce qui va me nourrir. Je vais toujours me concentrer sur le positif, trouver une bonne excuse au chef qui n’aura pas tout réussi, par exemple. La rigueur est intacte, c’est la manière d’y faire adhérer qui change.
De quel pain ne mangez-vous pas ?
La compromission. Je peux faire un compromis, mais je n’irai jamais jusqu’à la compromission.