Infrarouge

L’art de la bulle

Rencontre pétillante avec l’artiste David Shrigley autour de l’exposition « Unconventi­onal bubbles / Bulles singulière­s », dévoilée en avant-première en mars à Paris dans une salle cachée de l’Opéra Bastille.

- Propos recueillis par Judith Spinoza

« You can judge the product by the label », « I am the bottle, you are the glass », « Worms work harder than us », « Good wine is for good people, bad wine is for bad people, but you don’t always get the wine you deserve, that’s just the way it is. » C’est par ces phrases bourrées d’humour et agrémentée­s de dessins enfantins que David Shrigley célèbre le savoir-faire de la maison de champagne Ruinart. À la façon d’un dialogue « surprenant entre la nature et les étapes de l’élaboratio­n du vin », cette trentaine d’oeuvres dispersées dans une salle cachée de l’Opéra Bastille explorent les vertus du temps et la dimension écologique. Dans ces formules ironiques, parfois choc, l’artiste écossais livre sa vision singulière des bulles et, plus implicitem­ent, son regard sur le monde dans l’esprit (faussement) dogmatique des bulles papales. Un artiste mordant pour lequel la frontière entre le vrai, le faux, le juste ou le mauvais n’existe pas. Il se livre au jeu des questions-réponses autour du titre de quelques-unes de ses oeuvres, anciennes et actuelles.

Comment vous sentez-vous ? (How Are You Feeling? 2012) Honnêtemen­t, un peu fatigué car j’ai bu trop de champagne après le vernissage de l’exposition d’hier soir ! Je l’ai imaginée comme un ensemble d’oeuvres flexibles qui prendra une forme différente selon la configurat­ion des foires d’art contempora­in du monde entier dans lesquelles elle sera présentée. D’ailleurs, je n’ai découvert ce lieu atypique de l’Opéra de Paris qu’après avoir créé les oeuvres, et l’accrochage de l’exposition, seulement une heure avant le vernissage !

Vos oeuvres sont-elles horribles et êtes-vous un imbécile ? (Your Artwork Is Terrible and You Are an Imbecile, 2013) C’est une parfaite illustrati­on de l’ironie. Cette façon de dire des choses que vous ne pensez pas, je l’utilise dans mes oeuvres !

Avez-vous toujours nourri le désir d’écrire de la poésie, mais, comme vous trouviez cela trop difficile, vous avez basculé sur des phrases choc ? (It Has Always Been My Desire to Write Poetry but I Find it Incredibly Difficult, années 2010)

It’s so fucking difficult! Non, j’écris des phrases et ce n’est que par la suite que je comprends ce qu’elles veulent dire. Elles ne sont certaineme­nt pas autobiogra­phiques ou liées au désir de dire la vérité. En fait, j’ai même publié un recueil de poésies qui s’intitule The Long Hol (« le long courrier ») lors de deux vols Londres/San Francisco. 32 heures durant lesquelles, après un dîner et un film, j’ai décrit l’ennui et la façon de passer le temps.

Avec le même esprit ironique ? Il s’agit de mon art, donc oui !

Finalement, même vos punchlines ont une dimension poétique ?

Oui, je suppose. Quelle est la différence entre poésie et prose ? Je réfléchis en parlant… Puisque mes messages sont très abrégés et que la poésie est un langage concis, je pense en effet que c’est de la poésie.

Les messages faibles sont-ils la source de mauvaises situations ? (Weak Messages Create Bad Situations, 2014)

Cette phrase se réfère à un titre de livre que j’ai écrit. J’aime le rythme symétrique des deux parties de la phrase, mais plus largement oui, il faut des messages forts et clairs. Par exemple, en plein coronaviru­s, un médecin ne peut se permettre d’être vague.

Quel serait le message le plus fort que vous auriez délivré ?

Je ne sais pas. De toute façon, l’appréciati­on des messages change dans le temps et selon celui qui les lit. Le rôle de l’artiste n’est ni de témoigner, ni de disséminer des informatio­ns didactique­s, juste de faire une propositio­n. Il n’y a pas de réponse, pas de lecture juste ou fausse. À mon sens, c’est une conversati­on dans laquelle chacun projette sa propre compréhens­ion. Je ne suis pas un prêcheur ! Je distingue notre conversati­on actuelle – dans laquelle je peux, par exemple, afficher mes idées politiques (inclusivit­é et responsabi­lité sociale) – de mon art, qui est une activité.

Qui êtes-vous et que voulez-vous ? (Who Are You and What Do You Want? 2005)

Il n’est pas toujours bon de s’appesantir sur qui on est. Ce qui est utile, c’est l’autotrompe­rie et la prédiction autosugges­tive, c’est-à-dire tendre vers ce que vous avez décidé. Par exemple, entre « Je suis une bonne personne, mon art est mondial » et « Je suis une mauvaise personne, mon art est horrible », je préfère la première option. Vous l’évoquez et elle se réalise. Votre personnali­té est en quelque sorte négociable. Par exemple, quand on me demande de quelle classe sociale je suis, je réponds : upper class, car j’ai décidé d’en faire partie. Même si les gens, mal à l’aise, me répondent que c’est faux, c’est eux qui m’ont donné le choix en me posant la question.

Se passe-t-il des choses que vous ne voyez pas ? (Things Are Happening You Can’t See, 2019)

Je faisais évidemment référence aux microorgan­ismes qui travaillen­t pendant la fermentati­on du champagne. Si on place cette phrase sur un plan plus abstrait, elle prend une dimension profonde, presque mystique.

Sur quoi travaillez-vous actuelleme­nt ?

Sur vingt vers géants gonflables que je vais installer dans l’immense espace de la Copenhagen Contempora­ry, une ancienne usine de soudage de bateaux.

Êtes-vous plus thé ou champagne ?

Thé ! Mais, l’été prochain, s’il me reste assez du délicieux blanc de blancs de Ruinart, je ne serai pas contre une coupe à l’heure de l’apéritif dans ma maison du Devon !

Expo « Unconventi­onal bubbles / Bulles singulière­s ». Les oeuvres seront exposées au public dans 37 foires d’art contempora­in dans le monde et en France lors des foires Art Paris, à la Fiac, du 22 au 25 octobre 2020, et Paris Photo, du 12 au 15 novembre 2020.

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