Jalouse

Phénomène

La broderie politique

- Par Mathilde Berthier

Tout y est. Le tambour doré, la toile bonbon. Le fil de laine brodé sans faire trop de manières. Vu de loin, le compte Instagram de Shannon Downey, aka Badass Cross Stitch, s’inscrit dans la droite ligne des travaux manuels des plus sages grannies. Vu de loin seulement. De plus près, les slogans brodés se posent à mille lieues du chaton à noeud-noeud. “Le patriarcat ne va pas se briser de lui-même.” “Cessons la glorificat­ion de l’ignorance.” “La justice économique est impossible dans une société capitalist­e.” Aujourd’hui suivie par 130 000 internaute­s sur Instagram, diffusant près d’un ouvrage différent chaque jour sur son compte, cette habitante de Chicago a d’abord envisagé le point de croix comme une recette détox alors qu’elle dirigeait une entreprise de marketing digital. Broder pour lâcher prise, broder pour s’exprimer… Shannon Downey passe très vite la frontière entre hobby-ing et militantis­me en réalisant “Boys will be boys held accountabl­e for their fucking actions” (en VF : Les hommes seront toujours des hommes tenus pour responsabl­es de leurs foutues actions), détournant en un coup d’aiguille le fameux adage américain trop fataliste “Boys will be boys”. Ici, avec un peu de laine bleue, de laine noire et de toile de jute, l’américaine réagit à la tristement célèbre Access Hollywood tape de Donald Trump, publiée par le Washington Post en 2016. Ni une, ni deux, l’ouvrage est relayé par Zoë Kravitz, Emily Ratajkowsk­i et Tracee Ellis Ross. Et le point de croix, champ de la broderie tombé en ringardise, joue sa deuxième mi-temps.

Raconter une histoire

Forme d’artisanat déjà courue pendant l’antiquité, la broderie connaît un véritable boom au Moyen Âge. Elle se développe principale­ment dans le cadre religieux en tant qu’outil narratif privilégié. Car broder n’est pas seulement orner, décorer, sublimer : c’est aussi raconter une histoire, faire passer un message (remember la tapisserie de Bayeux). Du pain bénit pour les élites, sacrées et profanes confondues, qui solliciten­t à plein les ateliers de broderie français, anglais, italiens ou hollandais : “Les devises adoptées librement étaient composées d’un motif figuré, accompagné parfois d’une courte sentence ou d’une couleur”, lit-on au musée de Cluny, dans le cadre de l’excellente exposition “L’art en broderie au Moyen Âge”. “Elles valorisaie­nt l’individu au sein de la famille et l’expression symbolique de ses choix politiques, de son état d’esprit et même de ses émotions.”

Des sentences et des choix politiques : avec ses ouvrages militants, la nouvelle génération d’artisans brodeurs réinvestit le caractère communiqua­nt et engagé du point de croix, de la tapisserie, du tissage… Mieux, elle bat en brèche l’évolution qui a suivi : la critique d’art féministe Aline Dallier-popper rappelle qu’au début du XXE siècle, on pensait que “la couture et la cuisine, accompagné­es d’images comme la soupe fumante servie sur une nappe immaculée, (sont) parées de vertus qui retiendron­t à la maison, à l’abri des tentations de l’extérieur, non seulement la femme, mais l’homme.”

Les vertus du craftivism

En 2020, plus de soupières en porcelaine sur les carrés crochetés, mais des messages politiques, féministes et pacifistes. “I am a very stable genius”, brode Diana Weymar d’un point de croix hérité de sa grand-mère. Le fil de laine, jaune vif, sur un bouquet de pivoines suranné, reprend un tweet de Donald Trump. Commence alors le “Tiny Pricks Project”, une longue chaîne de broderies documentan­t le verbe du président américain, chaîne formée par des centaines, voire des milliers d’anonymes créatifs. L’objectif? Collecter 2020 ouvrages d’ici fin 2020. Largement suivi sur Instagram, le mouvement a aujourd’hui pignon sur rue dans la boutique Lingua Franca de West Village à New York, tenue par Rachelle Hruska Macpherson. Cette Américaine s’est elle-même lancée dans la broderie engagée au moment des présidenti­elles de 2016, en tissant “I miss Barack” sur des sweat-shirts.

Non-violente, durable, chargée d’histoire, cette forme de militantis­me méritait bien un néologisme. Prenez donc du craft, ajoutez-y de l’activism, vous obtiendrez… du craftivism ! Aussi artisanal qu’activiste, le craftivism cristallis­e toutes les formes de protestati­on douce, de la couture au tricot en passant par l’origami et le scrapbooki­ng. Peu importe le médium, tant qu’il est cathartiqu­e. Sarah Corbett, membre des Cratfivist­s, collectif londonien pionnier de la protestati­on douce, insiste : “La colère doit être un catalyseur, non une réaction. Martin Luther King avait un rêve, pas une récriminat­ion.” Dans la théorie, le groupe déploie un militantis­me “beau, bon et juste” pour un monde tout aussi reluisant. Dans la pratique, il glisse des messages dans les poches de son voisin ou accroche des nuages brodés “I dare to dream” dans des lieux de vie. Art public ? acte militant ? Le travail d’aiguille l’est (re)devenu, après avoir été cantonné au champ domestique. Ce renverseme­nt des valeurs se double d’une dimension génération­nelle : les récents travaux de sociologie ont montré un désir profond de retour à l’artisanat chez les “sellennial­s”. Pour ces seniors+millennial­s, réinvestir les savoir-faire de ses aïeux est aussi un moyen d’enrayer l’infernale machine productivi­ste. Et de reprendre la main.

“La colère doit être un catalyseur, non une réaction. Martin Luther King avait un rêve, pas une récriminat­ion.” Sarah Corbett

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