Jalouse

Graham Little

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Ses gouaches sur papier si délicates se dressent paradoxale­ment contre à peu près tout ce qu’il est de bon ton de créer dans le monde de l’art contempora­in aujourd’hui, peuplé d’oeuvres souvent ironiques, voire cruelles, politisées, trash, sexualisée­s ou conceptuel­les à l’extrême. Graham Little, lui, mise tout sur la douceur : douceur de ses sujets, souvent des jeunes filles en fleurs rêveuses ou absentes au monde, qui semblent échappées des seventies, et douceur de la représenta­tion, avec un travail maniaque de la lumière et du trait. Le peintre, né en Écosse en 1972 mais vivant à Londres, affiche son romantisme à contretemp­s comme un étendard et un goût anticonfor­miste pour la perfection immaculée. Il travaille des mois sur une image, soignant au millimètre ses compositio­ns, son atmosphère, le grain de peau, les paysages d’arrière-plan ou les reflets sur le moindre objet présent dans le cadre. Il s’inspire d’archives, de scènes rétro trouvées dans des magazines de mode des années 70-80, ces mêmes revues qui le faisait rêver enfant, et les retravaill­e pour raconter une histoire, un moment suspendu avec ce léger grain cher à la photograph­e star de l’époque Sarah Moon ou la précision calme des premiers tableaux de David Hockney. Bien sûr, Graham Little utilise la nostalgie, il la récupère, la sublime pour la recréer en fantasme, celui d’un passé artificiel qui n’a sans doute jamais existé. Son romantisme plus-que-parfait fait aussi écho à celui des peintres préraphaél­ites anglais sans cesse en quête d’une beauté si parfaite qu’elle en devenait irréelle. En surface, Little nous montre des moments intimes, un quotidien sans faille – une mère qui allaite son bébé dans une immense salle de bains blanche et bleue, (Untitled, Mother and Baby, 2019). Dans son introducti­on de la monographi­e de Graham Little, Laura Smith, curatrice à la Whitechape­l Gallery de Londres, lève un pan du voile : “L’ immobilité de ces images n’est toutefois pas sereine ; elle est plutôt complexe, chargée, bardée de possibilit­és. Les personnage­s de Little possèdent un air introspect­if qui résiste même au regard le plus pénétrant.” Et si on commence à regarder les petits détails de ces scènes, des énigmes étranges à la David Lynch commencent à apparaître. Dans Untitled, Wood (2019), trois jeunes filles en sweaters pique-niquent par une belle journée d’automne, sans jamais croiser leurs regards : l’une tient une flûte, l’autre un panier et la dernière… tient un cube gris acier dans sa main telle la femme à la bûche de Twin Peaks. Plus délibéréme­nt sinistre, Little montre dans Untitled, Fox (2017) un renard en décomposit­ion, la gueule grotesquem­ent ouverte, posé sur une table blanche ornée de symboles géométriqu­es qui évoque le renard zombie dans Antichrist, de Lars von Trier, déclamant de façon surréalist­e “le chaos règne”. Un chaos ici totalement maîtrisé, isolé. Nous forçant à l’attention, voire à l’introspect­ion, Graham Little tente de nous faire passer de l’autre côté du miroir dans un monde peuplé d’alices trop parfaites et de mystères inquiétant­s.

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