Faut-il débaptiser les rues Jules-Ferry ?
Des voix s’élèvent pour que l’on retire les statues et les plaques dédiées à des personnages ayant soutenu l’esclavage ou le colonialisme. Parmi eux, le père de l’école obligatoire.
JNON / « NE PAS CONFONDRE L’HISTOIRE ET LA MORALE »
ules Ferry est un personnage complexe, ni plus ni moins sans doute que la plupart des hommes de son époque. Il a une part lumineuse au regard de nos valeurs contemporaines : la création de l’école laïque, gratuite et obligatoire. Et une part d’ombre : la colonisation. De son vivant, nombre de ses concitoyens pouvaient d’ailleurs penser l’exact inverse ! Rappelons le contexte de cette politique : l’humiliation de 1870 face à l’Allemagne et le désir d’étendre la surface du territoire français, de le faire briller sur l’ensemble du monde. Le projet colonial devait aussi permettre, grâce à la diffusion de la culture, d’émanciper des peuples des rets de l’ignorance.
Si certaines voix ont, en ce tempslà, contesté les abus de la présence coloniale, elles étaient minoritaires. Les opposants d’alors, plutôt à droite d’ailleurs, ne percevaient dans la colonisation qu’une perte d’énergie au regard de la priorité que constituait la « revanche » sur l’Allemagne. L’écrasante majorité des républicains, elle, n’y trouvaient
OUI / « IL A ÉTÉ LE DÉFENSEUR DE THÉORIES RACISTES »
rien à redire. Oui, à l’époque, on pensait que le colonialisme était une bonne chose. Et nul ou presque ne disposait des outils pour comprendre pourquoi ce n’était pas le cas. Nos valeurs ont changé : la critique de cette politique, au siècle suivant, a mis en lumière un système fondé sur l’inégalité, et non sur la réparation des inégalités !
Jules Ferry est donc un fils de son temps. Des figures selon nous contradictoires, l’Histoire en est remplie. S’il faut débaptiser les rues Jules-Ferry, il faudra en débaptiser beaucoup d’autres. Vous pourriez prendre son grand adversaire, Clemenceau. C’est aussi celui qui a fait tirer sur les ouvriers, et qui a parfois tenu des propos ambigus sur les questions d’ordre. Nous ne devons pas considérer les hommes d’il y a deux cents ans comme nos contemporains. Ils emploient les mêmes mots, mais sous-tendus par des références si différentes que nous ne parlons presque plus la même langue, et que leur « outillage mental » est aussi éloigné du nôtre que celui de périodes encore plus reculées. Il faut que les enfants puissent comprendre cette épaisseur du temps et cesser de voir les acteurs de l’Histoire comme nos semblables.✷
historien, spécialiste de la France des et siècles, président de l’Ecole des hautes études en sciences sociales (EHESS).