La chute de Rome, une bénédiction pour l’Europe
L’historien Walter Scheidel affirme que la disparition de l’Empire romain a permis au Vieux Continent de dominer le monde par la suite. Une thèse choc.
Kenneth Pomeranz a baptisé cela la « grande divergence ». Au xixe siècle, l’Europe prit un ascendant inédit dans l’Histoire sur le reste du monde, avec une accélération de la croissance, de l’espérance et du niveau de vie, ou de l’éducation. Comment un petit coin de la planète a-t-il pu bâtir une telle supériorité économique et technologique ? Contrairement à Pomeranz, qui l’attribue à la géographie et à l’exploitation du Nouveau Monde, Walter Scheidel avance, dans Escape From Rome (Princeton University Press), une thèse originale : c’est la chute de l’Empire romain d’Occident qui, loin de la catastrophe civilisationnelle tant décrite, s’est imposée comme une bénédiction. Avec la fragmentation des pouvoirs, l’Europe a entretenu un terreau compétitif qui a abouti à la révolution industrielle.
Professeur à Stanford, spécialisé dans l’histoire économique, l’Autrichien Scheidel affirme que la fin de l’hégémonie romaine est l’événement fondateur qui distingue l’Europe d’un monde resté, lui, sous influence impériale. L’Empire romain cède la place à de petits Etats en conflit permanent les uns avec les autres. Un système polycentrique qui a stimulé l’innovation. « Sans polycentrisme, il n’y aurait jamais eu les conditions pour amener des changements aussi bouleversants que la révolution industrielle. C’est un écosystème compétitif et fragmenté, à la fois entre les Etats et à l’intérieur des Etats, où les pouvoirs politique, économique et religieux sont séparés. Cela a donné lieu à une première divergence avec le reste du monde », assure l’historien. Ce darwinisme historique a ouvert un marché pour les explorateurs, les investisseurs et les inventeurs.
De Charlemagne à Napoléon, des conquérants ont bien tenté de rétablir un empire en Europe mais, au cours des siècles, l’éclatement devint tel que ces tentatives échouèrent toutes. Les plus grandes puissances n’ont jamais durablement contrôlé plus d’un cinquième de la population européenne, loin des quatre cinquièmes du temps de la domination romaine. Le contraste avec la Chine est saisissant. Un système impérial centralisé et monopolistique tend à l’uniformité, au conservatisme et à la préservation du mode de vie agraire. « Un empire est bénéfique pour les gens au pouvoir, et en général pour les habitants, à qui il fournit la stabilité et la paix. Mais plus longtemps il dure, plus il devient difficile d’envisager des alternatives. En Chine, le confucianisme, poussé par le pouvoir, a rendu l’Empire plus imperméable aux nouvelles idées, aux expérimentations économiques, scientifiques et politiques », remarque Scheidel. Surtout que la guerre, aussi dramatique soit-elle sur le plan humain, stimule le développement technique, mais aussi le crédit et les institutions financières. C’est donc une compétition féroce, et non pas la paix et l’harmonie, qui aurait été le moteur de la « Grande Evasion » (Angus Deaton) ayant permis à notre espèce de s’échapper de la pauvreté et d’une mortalité précoce.
Provocateur jusqu’au bout, Scheidel va jusqu’à affirmer que l’Empire romain d’Occident a eu, avec sa chute, un impact bien plus important que durant les cinq siècles de sa splendeur : « On n’arrête pas de nous dire que c’est l’héritage antique qui a fait de l’Europe ce qu’elle est. Nous avons bien sûr hérité de la langue ou de l’architecture. Mais ce ne sont pas des facteurs essentiels. Il n’y a pas eu de révolution technologique majeure chez les Romains. Chez les Grecs, ce fut différent, avec de petits Etats, qui ont expérimenté des systèmes politiques différents… » « Qu’est-ce que les Romains ont fait pour nous ? » s’interrogeaient ironiquement les Monty Python dans La Vie de Brian. Apparemment, rien, si ce n’est de disparaître…
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confinement nous a projetés dans l’univers des fictions post-apocalyptiques hollywoodiennes. La généralisation du télétravail semble être le happy end du déconfinement : modelés sur les emblématiques salariés de Facebook ou de Google, qui ne se retrouveront pas au bureau avant 2021, les cadres français paraissent s’enthousiasmer pour cette nouvelle forme de travail. Quelles espérances cet engouement cache-t-il et quels espoirs peut-on réellement nourrir ?
Travailler de chez soi, c’est bien plus que travailler à son rythme, dans un environnement plus chaleureux et moins stressant. Le travail est devenu pénible car les organisations gaspillent l’énergie de leurs membres. Il s’est gonflé de tâches inutiles qui écartent les salariés de leur goût du bien-faire et, finalement, d’eux-mêmes. Les process, applications digitales plus ou moins adaptées aux besoins, conduisent les salariés à oeuvrer double : un recruteur qui doute des performances de l’application triant les CV doit refaire l’ouvrage et cacher le temps qu’il consacre à ce détournement de process.
Le travailleur et le travail sont devenus kitsch. Le premier, à l’image d’un personnage de Milan Kundera, se cherche dans une distance ironique à lui-même, seule posture possible pour faire face au travail ni fait ni à faire qu’on lui impose. Le second s’est décentré des enjeux d’efficacité : il produit peu et mal. Si les trentenaires sont moins productifs que les salariés de plus de 65 ans, c’est sans doute parce qu’ils ne maîtrisent pas encore les jeux organisationnels et politiques permettant de s’affranchir des règles qui empêchent de travailler efficacement.
Le télétravail attire car il paraît restaurer la part d’intimité professionnelle que les open space ont détruite : libéré du regard des autres, chacun pourrait agir selon son éthique professionnelle. Telles sont les réelles attentes des nouveaux télétravailleurs : être affranchi des process, se déconnecter des relations superflues et agir selon sa propre éthique.
La faim de télétravail est une faim de travail vrai. A l’EM Normandie, nous avons analysé les parcours, les performances et les compétences comportementales d’un groupe de 317 salariés en télétravail avant la crise du coronavirus. En cherchant quels comportements étaient nécessaires pour être un télétravailleur performant, nous avons décrit les spécificités du télétravail. Il est d’abord une confrontation à l’absence, notamment de ceux qui arbitrent en matière de reconnaissance et de promotion. Avec l’éloignement se raréfient les multiples contacts informels de la vie de bureau. Or agir dans une organisation, c’est comprendre son fonctionnement informel. Revenir au bureau après quelques jours revient à courir pour rattraper un train en marche. Après ces quelques jours d’absence, le train est rattrapable. Après quelques semaines, c’est impossible. Et, tel le comédien que le projecteur de poursuite n’éclaire plus, le télétravailleur est menacé de quitter la lumière et d’entrer dans l’ombre. Car l’absence aux yeux des autres n’est qu’une libération en trompe-l’oeil. Le manque de supervision directe provoque le besoin de contrôle. Le télétravail réussit donc à ceux qui savent se rendre visibles : donner à voir son respect des routines et son souci des process est une règle essentielle de survie.
Ce n’est pas tout. Le télétravail nous ramène surtout dans une autre fiction, managériale celle-là : l’entreprise « sans frontières » (boundaryless) de 1990. Pour cet ambitieux courant de pensée patronal américain, l’entreprise devait devenir une communauté de contributeurs, dont les membres seraient fédérés par des objectifs plutôt que par des règles, des statuts ou des lieux. En 1990, la technologie n’avait pas le potentiel d’abolir les frontières physiques, symboliques et juridiques du travail. Elle le peut aujourd’hui. Cette opportunité inédite fait résonner l’organisation « sans frontières » de 1990 dans le télétravail de 2020. La technologie est le cheval de Troie de la dérégulation du travail. Que les salariés en soient les promoteurs est une situation inédite et dangereuse.
A ceux qui attendent du télétravail une libération, il faut dire qu’il en renforce au contraire une vision prescrite et « processée » – celle-là même dont les salariés espéraient se débarrasser. Il faut dire aussi qu’il rend possible toutes les remises en cause des statuts, des protections et des règles qui encadrent actuellement l’emploi. Il faut rappeler enfin que le travail ne peut être émancipateur que s’il est tenu à bonne distance des autres domaines de la vie.
Tel le comédien que le projecteur de poursuite n’éclaire plus, le télétravailleur est menacé de quitter la lumière et d’entrer dans l’ombre [...] Cela rend possible toutes les remises en cause des statuts, des protections et des règles qui encadrent l’emploi
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