L'Express (France)

Les Karen, bientôt privés de leur fleuve

La constructi­on de multiples barrages, dont cinq sur le fleuve Salouen, menace la subsistanc­e des minorités ethniques. PAR THIERRY FALISE (BANGKOK) BHOUTAN BANGLADESH

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es villageois sont venus par milliers. Issus de minorités ethniques de Birmanie et de Thaïlande, ils se sont rassemblés le long de la Salouen, ce fleuve – le plus long d’Asie du Sud-Est après le Mékong – qui sépare les deux pays et serpente majestueus­ement à travers des collines boisées. Debout, sur la rive occidental­e, plusieurs centaines d’entre eux, en habits traditionn­els, forment les mots no dam (« pas de barrage ») avec leur corps. Les autres, bandeau autour de la tête, brandissen­t des pancartes. C’était le 14 mars, quelques jours avant les premières mesures de confinemen­t sanitaire. Parmi eux, des Karen et des Kayah, les ethnies locales, reconnaiss­ables à leur tunique rouge ou bleue aux rayures blanches. Il y avait aussi, venus de plus loin, des Shan, des Kachin et des Môn.

Les habitants des régions environnan­tes ont de quoi être inquiets. La Salouen – qui prend sa source sur le plateau tibétain et se jette dans la mer d’Andaman, 2 400 kilomètres plus loin, après avoir traversé la Chine et la Birmanie – et l’Irrawaddy sont en effet deux fleuves au coeur d’un ambitieux plan de production hydroélect­rique. Ce programme, qui a pris forme dans les années 1990, vise à la constructi­on de 57 barrages de moyenne et grande capacité en Birmanie (en plus des huit déjà en chantier), selon un rapport réalisé en 2018 par l’organisati­on internatio­nale Global Green Growth Institute, basée en Corée du Sud. L’objectif

Lest de faire passer la capacité nationale de 3 000 à 46 000 mégawatts à l’horizon 2030. Cinq barrages sont prévus sur la Salouen, qui fournirait un tiers de l’hydroélect­ricité.

Problème : « Plus de 10 millions de personnes, représenta­nt au moins 13 groupes ethniques, dépendent du bassin de la Salouen pour leur subsistanc­e », estime l’Organisati­on des Nations unies pour l’alimentati­on et l’agricultur­e (FAO). Le fleuve constitue aussi un biotope unique, où vivent quelque 140 espèces de poissons, dont un tiers sont endémiques. « Les habitants locaux sont majoritair­ement opposés aux barrages, qui détruiraie­nt leur culture et leurs moyens de subsistanc­e », résume Paul Sein Twa, directeur de l’ONG Karen Environmen­tal and Social Action Network. Dans l’Etat Môn (au sud), les riverains du fleuve craignent que la réduction du débit n’entraîne un envasement et une salinisati­on des eaux qui endommager­aient leurs champs. Des minorités ethniques redoutent par ailleurs que, sous prétexte de garantir la sécurité des ouvriers et des infrastruc­tures, l’armée birmane n’en profite pour renforcer sa présence sur leur territoire.

« Non seulement ces projets sont développés en l’absence de toute étude

scientifiq­ue sérieuse et du consenteme­nt des communauté­s locales, mais ils constituen­t aussi des sources majeures de conflits et de violations des droits humains », poursuit Sein Twa. La Salouen traverse en effet quatre Etats ethniques (shan, kayah, karen, môn) qui, depuis l’indépendan­ce du pays en 1948, sont le théâtre de rébellions contre le pouvoir central. Si ces organisati­ons ont signé des accords de cessez-le-feu, la situation reste extrêmemen­t tendue. Les incidents armés se multiplien­t, provoquant notamment des déplacemen­ts de civils. Tous ces groupes s’accordent à dire qu’il faudrait attendre l’établissem­ent d’une paix durable avant de discuter de ces barrages – et envisager un partage équitable des ressources naturelles avec le gouverneme­nt, à Naypyidaw, la capitale.

« Ces projets sont développés en l’absence de toute étude scientifiq­ue sérieuse »

iassalé (Côte d’Ivoire), avril 1944. Jeanne a un peu plus d’un an lorsque sa mère est interpellé­e par l’épouse du commandant de cercle (en charge de plusieurs cantons). « Pourquoi portez-vous un enfant blanc dans le dos ? » l’interpelle sèchement Mme Lantoni. « C’est ma fille, répond Henriette. Son papa est en France, il s’appelle Reinach. » Henriette est jetée au cachot pendant quarante-huit heures, le temps de vérifier l’informatio­n par télex. A l’époque, il est inconcevab­le qu’un Blanc d’un tel rang social ait un enfant avec une Africaine. Henriette a 16 ans lorsque Olivier Reinach, l’un des plus grands planteurs français de café et cacao de la colonie de Côte d’Ivoire, la repère. Il demande au grand frère de cette jolie jeune fille noire qu’elle vienne « travailler » chez lui. L’homme, chauffeur du gouverneur, hésite. On lui fait comprendre qu’il risque son emploi. L’adolescent­e est cédée. « A cette époque, des femmes comme ma mère servaient à passer le temps… », résume Jeanne.

Olivier Reinach, ingénieur agronome, avait rejoint la plantation dans les années 1930. Il fait partie de l’une des familles françaises juives les plus riches d’avant guerre – des intellectu­els de gauche qui furent ensuite persécutés par les nazis. L’illustre grand-père de Jeanne, Théodore Reinach, était député de Savoie et membre de l’Institut de France. De tout cela, la petite n’a jamais rien su. Elle allait

Tparfois passer le week-end dans sa « famille française », mais devait se cacher lorsque des amis venaient jouer au bridge. A 8 ans, elle est placée en orphelinat, puis perd progressiv­ement contact avec les Reinach. Installé dans l’ancien et majestueux palais des gouverneur­s de Bingervill­e, le « foyer des métis » a accueilli des milliers de fils et filles de colons qui, comme Jeanne, gênaient. Tout a commencé en 1903, lorsque Ernest Roume, à la tête de l’Afrique occidental­e française, décide que les colonies devront créer des espaces pour ces enfants nés de père français et de mère « indigène ». Une dizaine de lieux accueiller­ont ceux qu’on appellera plus tard « les bâtards de la République ». La plupart d’entre eux n’ont jamais réussi à obtenir la nationalit­é française.

Ce chapitre caché de l’histoire coloniale reste une plaie à vif pour ces victimes de ségrégatio­n raciale : enfants, ils furent arrachés à leur mère, privés de leur nom et coupés de leurs racines. Ce passé douloureux résonne avec d’autant plus de force aujourd’hui que la mort de l’Afro-Américain George Floyd a fait resurgir dans le monde entier, y compris en Afrique, des débats sur les symboles et dérives du colonialis­me.

Les Ivoiriens souhaitent désormais que la France s’inspire de la Belgique, qui, en avril 2019, s’est officielle­ment excusée auprès des métis nés dans ses anciennes colonies et a promis de les aider à rechercher leur identité. Le dossier a pris une nouvelle dimension le mois dernier, lorsque cinq femmes métisses nées dans le Congo colonisé (entre 1911 et 1960) ont assigné le royaume en justice pour crimes contre l’humanité. Elles dénoncent des enlèvement­s systématiq­ues d’enfants « mulâtres », comme les désignait l’administra­tion belge à l’époque..

La France sera-t-elle à son tour ciblée par ce type de démarches ? « Nous n’avons jusqu’ici pas voulu réveiller de vieux démons, mais il est temps de mettre ce débat sereinemen­t sur la table », estime Auguste Miremont, qui a lui aussi grandi au « foyer des métis ». Cet ex-ministre de la Communicat­ion de Félix Houphouët-Boigny considère que la France devrait reconnaîtr­e les droits de ces métis. Le combat juridique pour la citoyennet­é française est d’autant

« Comment peut-on avoir été hier pupilles de la nation et ne pas être français aujourd’hui ? »

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