L'Express (France)

Emmanuel Macron : l’Etat, c’est moi!

La nomination à Matignon de Jean Castex, ancien secrétaire général adjoint de l’Elysée, est-elle une tentative du président pour affaiblir les institutio­ns ? Analyse. PAR LAURELINE DUPONT ET ÉRIC MANDONNET

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La nomination à Matignon de Jean Castex, ancien secrétaire général adjoint de l’Elysée, est-elle une tentative du président pour affaiblir les institutio­ns ? Analyse.

d’en faire son directeur de campagne pour la présidenti­elle de 2012, avant d’écarter son nom parce qu’il le trouvait « trop techno ». Alain Juppé, en cas de victoire en 2017, songeait à en faire son secrétaire général de l’Elysée, avec Valérie Pécresse à Matignon. Si Castex semble ainsi appartenir à toute la droite, c’est que son identité politique demeure floue. Mais affirmer que « techno » égale « inféodé », n’est-ce pas négliger un peu vite l’essence même du personnage qui provoque chez ses amis des sifflement­s d’admiration : un sens de l’Etat qui confine à l’inflexibil­ité ? « Les gens de son niveau sont tous dans le privé. Lui, son truc, c’est de servir », remarque un proche.

« Jean Castex est capable d’appliquer les consignes, mais il a aussi sa propre opinion »

conseiller social à l’Elysée en 2010. Il raconte : « C’est un énarque émancipé. Il a du respect sans être terrorisé, il n’est pas soumis. Il a beaucoup de tempéramen­t, de franc-parler. Il a la main très ferme et une autorité naturelle. » Et un vocabulair­e qui fait sourire ceux qui le côtoient mais illustre à merveille son caractère bien trempé. « Tocards », c’est l’expression qu’il affectionn­e et dégaine quand il s’agit de qualifier les imposteurs, les emmerd…, bref, les empêcheurs de tourner en rond.

Non, Jean Castex ne sera pas un simple choriste : il argumenter­a tout en sachant qui est le patron. « Il dira dans ses échanges avec Emmanuel Macron pourquoi une décision lui paraît mauvaise et tentera de l’inverser, cela ne fait aucun doute, et cela ne sortira pas du bureau présidenti­el, avance un élu qui le connaît de longue date. Ensuite, le choix du président s’imposera à lui et, évidemment, il le respectera. » Quand il était chargé du déconfinem­ent, le Gascon s’est opposé à Jean-Michel Blanquer. C’est finalement le premier qui a obtenu l’arbitrage qu’il voulait, face à un ministre de l’Education réputé avoir plus que d’autres l’oreille du chef de l’Etat.

Contrairem­ent aux supputatio­ns des sceptiques, la nomination à la tête de son cabinet de Nicolas Revel, si elle avait été refusée par Edouard Philippe au premier jour de son arrivée, n’est pas le signe du renoncemen­t à exister. « C’est quand il va voir son ami de toujours Nicolas Revel, alors secrétaire général adjoint de l’Elysée sous François Hollande, que Castex fait la connaissan­ce d’Emmanuel Macron qui occupe une fonction parallèle au palais, se souvient un ami du Premier ministre. Jean n’a pas eu besoin du président pour songer à lui. » Il faut se méfier des apparences.

Le problème de Castex n’est pas dans son caractère, ni dans ses compétence­s. Il sera, le cas échéant, dans sa faible surface politique. Le puissant ministre de l’Economie Bruno Le Maire était en quelque sorte son supérieur en 2006. Castex dirigeait le cabinet de Xavier Bertrand ministre ; Le Maire, le cabinet de Dominique de Villepin à Matignon. Ces derniers mois, pour oeuvrer au déconfinem­ent, il occupait un étage de l’hôtel Cassini, dans le VIIe arrondisse­ment de Paris. Au rez-dechaussée se trouvait souvent… Gérald Darmanin, alors ministre du Budget.

Avec les parlementa­ires non plus, l’aventure ne sera pas un chemin pavé de roses. Il a beau devoir assumer le rôle de chef de la majorité et avoir envoyé quelques signes pour attester qu’il prend cette mission plus à coeur que son prédécesse­ur, certains à l’Assemblée attendent avec un sourcil levé son premier discours. Edouard Philippe avait toujours refusé d’adhérer à LREM, Jean Castex a d’ores et déjà indiqué que lui le ferait, après avoir donné une explicatio­n pour le moins confuse de son départ des Républicai­ns (« J’ai été mécontent de la façon dont avait été soutenu le candidat à Perpignan. ») Mais cela suffira-t-il à amadouer une majorité désarçonné­e par un président qui pioche plus chez les LR que partout ailleurs, et dont le centre de gravité ne se trouve pas là où les députés élus en 2017 le croyaient ? La remarque date de la semaine dernière. En l’an III du quinquenna­t, au lendemain du second tour des élections municipale­s, l’un des premiers soutiens d’Emmanuel Macron, aujourd’hui encore l’un des piliers de la majorité, un élu ayant passé trentecinq ans au Parti socialiste, eut cette révélation : « Emmanuel Macron symbolise-t-il autre chose que le centre droit ? »

Ce n’est pas Nicolas Sarkozy qui accusera Emmanuel Macron de dérives gauchistes. Car si l’ombre d’Edouard Philippe, dont le président devra bien justifier le remplaceme­nt face aux Français (les trois quarts des autres membres du gouverneme­nt ayant été reconduits), plane sur ce remaniemen­t, la sienne n’est vraiment pas loin non plus. L’ancien président a souvent expliqué à son successeur pourquoi il fallait un « collaborat­eur » à Matignon, avançant même le nom d’Alexis Kohler, l’actuel secrétaire général de l’Elysée. Le choix de Jean Castex entre dans cette logique, même s’il n’est pas un sarkozyste historique et affectif – « il ne voulait pas aller à l’Elysée [NDLR : dont il sera pourtant le secrétaire général adjoint] car il n’était pas très à l’aise avec la droite sarkozyste, mais quand il s’agit de servir la France, il ne sait pas dire non », rappelle l’un de ses confidents. L’arrivée à l’Intérieur de Gérald Darmanin fera sourire celui qui avait insisté il y a quelques mois pour rendre visite à Christophe Castaner plutôt que de le recevoir, tant il a aimé la place Beauvau. Les mauvaises langues, il en existe en politique, rappellent le contexte dans lequel intervient le remaniemen­t. La sévérité du jugement de François Fillon, condamné à cinq ans de prison dont deux ferme, n’a pu passer inaperçue aux yeux de Nicolas Sarkozy, que deux procès attendent. Le nouveau garde des Sceaux, Eric Dupond-Moretti, a dénoncé récemment avec virulence les écoutes dont ont été victimes les proches de l’ancien chef de l’Etat, à commencer par Thierry Herzog – « mon ami, je l’appelle toutes les semaines », disait-il sur LCI. Cela

expliquera­it-il le jeu entre les deux présidents, voire leur alliance, comme le pensent les plus sévères ?

Le régalien cher à Nicolas Sarkozy est l’une des clefs de la séquence. Qu’il s’agisse de la laïcité ou de l’autorité, Jean Castex apparaît à ceux qui le connaissen­t comme bien plus ferme qu’Emmanuel Macron, dont les errements en la matière constituen­t un handicap de taille. Cette faille avait jusqu’à lundi un visage, celui de Christophe Castaner, à qui il ne faut pas faire porter un képi trop grand pour lui. Ses ambiguïtés étaient celles du président. Le nouveau locataire de la place Beauvau, Gérald Darmanin, ne les a pas, lui qui avait dans son viseur ce ministère et a veillé depuis le début du quinquenna­t à envoyer les bons messages. Il a noté les difficulté­s de la majorité sur le sujet – « elle a déjà fait son coming out sur la fiscalité, maintenant on lui demande de le faire sur le régalien » – et regrettait en petit comité que l’exécutif ait eu « le régalien honteux » depuis 2017. Sait-il, le nouveau ministre de l’Intérieur, que, le 2 juin dernier, le patron du parti présidenti­el, Stanislas Guerini, s’était glissé incognito, en fin de soirée, parmi les plus de 20 000 personnes de la manifestat­ion demandant justice pour Adama Traoré, qu’il y avait croisé de nombreux Marcheurs, et qu’il lui avait été reproché un tweet publié quelques heures plus tôt dans lequel il indiquait que « la volonté d’exprimer sa soif de justice doit se faire dans le respect des règles, pas dans le cadre d’une manifestat­ion interdite » ?

Lui, « petit-fils d’immigré », comme il ne manque pas de le rappeler le soir même de sa nomination place Beauvau, compte bien affronter les sujets sans barguigner, si l’on se réfère à ce qu’il déclarait devant nous fin 2019 : « Il y a un problème avec l’islam plus qu’un problème avec l’immigratio­n. L’islam a remplacé le Parti communiste du berceau au cercueil. La réponse, ce n’est pas moins d’islam, c’est plus de république. » Mais le nouveau ministre, aussi limpide soit-il sur les thèmes qui désormais sont les siens, parviendra-t-il à obtenir du président ce que ses prédécesse­urs ont échoué à décrocher : une intransige­ance, un cadre qui ne laisse pas de place à la remise en cause de la république ? On touche du doigt le paradoxe d’Emmanuel Macron : vouloir être l’Etat, mais refuser de protéger trop ostensible­ment ce qui garantit sa souveraine­té.

Il en va de même avec les institutio­ns, qu’il égratigne ou du moins affaiblit sans avoir l’air de s’en rendre compte. « Trois SGA dirigent la France ! » : ce cri du coeur poussé par des visiteurs et même des partisans du chef de l’Etat, horrifiés de compter trois anciens secrétaire­s généraux

Gérald Darmanin regrettait en petit comité que l’exécutif ait eu « le régalien honteux »

adjoints de l’Elysée à la tête du pays (le président, le Premier ministre et son directeur de cabinet Nicolas Revel), laisse les amoureux des institutio­ns ébaubis. Pour eux, l’absence de vrais politiques au sommet de la pyramide ne peut conduire qu’à un contournem­ent du Parlement, jugé souvent trop lent, trop mou par un président soucieux de « délivrer ». Assiste-t-on à la mort de la démocratie parlementa­ire – déjà bien escamotée par l’organisati­on de la convention citoyenne sur le climat – et donc de la démocratie représenta­tive, comme le martelait l’écrivain défenseur des libertés François Sureau dans nos colonnes il y a quelques semaines? « Oui, c’est une crise très grave que nous vivons », s’alarme un interlocut­eur régulier d’Emmanuel Macron. « L’exécutif n’a pas de considérat­ion institutio­nnelle ou symbolique pour le Parlement, et c’est un énorme problème, abonde un autre. Cela renvoie les députés à leur inutilité, et projette l’image de leur illégitimi­té. »

C’est aussi la mort de la responsabi­lité politique. Pour un ancien compagnon du macronisme, avec la nomination d’un inconnu qui « n’a même pas fait de notes ni participé de loin à sa campagne présidenti­elle », Emmanuel Macron signifie au monde entier : « Ne croyez pas que le cursus honorum politique soit réhabilité à mes yeux. » « Il n’y a plus de référentie­l ni méritocrat­ique ni politique, poursuit notre interlocut­eur. Personne ne sait ce qu’il faut être pour accéder à une fonction ministérie­lle. La seule règle est d’avoir, à un moment convenu, plu ou été retenu par le chef de l’Etat ; il n’y a plus aucune corde de rappel. C’est une destructio­n assez méthodique du référentie­l de la Ve République. » Mais aussi des éventuels concurrent­s pour 2022.

Vous avez reçu un message. Xavier Bertrand l’a bien compris. Lui qui estime que c’est en gardant le masque devant le président, le 17 mai dernier à Montcornet, qu’il a montré son vrai visage, celui d’un responsabl­e incompatib­le avec Emmanuel Macron, voit ses compagnons de route rejoindre un par un le camp d’en face, happés par la Macronie. Il s’attendait à voir Jean Castex obtenir un gros ministère, et sent bien qu’il est visé par sa promotion à Matignon. Le président de la région Hauts-de-France avait guetté, au lendemain des européenne­s, l’éventuelle main tendue d’Emmanuel Macron à Yannick Jadot, qui aurait permis au chef de l’Etat d’occuper un vaste espace. Il ne s’est rien passé. Cette fois, il observe que le président cherche à s’installer comme le candidat du centre droit, flanqué d’un « gaulliste social » qui ne s’appelle pas Xavier Bertrand. Pour empêcher ce tour de passepasse, il entend continuer, dans les prochains mois, d’appuyer là où ça fait mal, à savoir la faiblesse sur le régalien. Le choix du ministre de l’Intérieur le contrarier­a. S’il redoutait plus que tout la nomination d’un Frédéric Péchenard, le choix de son ami Gérald Darmanin, qui « a les qualités pour assumer cette mission », a-t-il tweeté lundi soir, n’est pas fait pour l’arranger.

Vous avez reçu un message. Qui n’a pas échappé à François Baroin. Lui aussi connaît bien le nouveau chef du gouverneme­nt, avec lequel il a construit une relation respectueu­se depuis son passage à Bercy en 2010. Encore récemment, les deux hommes ont eu l’occasion de travailler ensemble, l’un chargé du déconfinem­ent, l’autre à la tête de l’Associatio­n des maires de France. Castex, maire de la petite commune de Prades depuis 2008, a plus l’âme d’un élu local qu’Edouard Philippe.

De la tactique avant toute chose… Il fut un temps, en 2017, où la société dite civile était l’alpha et l’oméga du pouvoir. Les profession­nels de la politique ? Que des ringards. Le premier gouverneme­nt du quinquenna­t Macron était d’abord marqué par une donnée historique : la moitié de ses membres étaient des non-politiques. Il paraît même que c’était la première de leurs qualités, remember Nicolas Hulot. Trois ans ont passé, et voici un rêve macronien de plus qui a vécu. L’Etat, c’est qui ?

Emmanuel Macron a rebattu les cartes, pris son risque, comme il dit. Il n’est pas le premier à considérer que les choses iront mieux s’il s’en occupe lui-même. Il ne serait pas non plus le premier à compenser une faible marge d’action par une forte agitation. « Il pense s’en tirer en vaticinant », raille un intime. L’un des ministres les plus importants le reconnaît : « S’il est plus père Queuille que Jeanne d’Arc, il ne pourra même pas se représente­r. » Il y a un petit côté rad-soc chez Jean Castex, et, au-delà des mots et des intentions, au-delà de la musique d’ambiance, un doute surgit : en trois ans, on est passé du « nouveau monde » au « nouveau chemin », et déjà on pressent que la nouveauté, comme la nostalgie, n’est plus ce qu’elle était.

La moitié des membres du premier gouverneme­nt étaient des non-politiques

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A Matignon, l’inconnu Jean Castex a succédé au populaire Edouard Philippe.
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Gérald Darmanin a obtenu l’Intérieur, d’habitude réservé aux proches du président.

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