La révolution d’Angela Merkel, par Marion Van Renterghem
Longtemps peu européenne, c’est une chancelière nouvelle qui a pris le 1er juillet la présidence tournante de l’UE.
Il s’en est fallu de peu qu’Angela Merkel ne rate sa sortie. La personnalité politique qui a le plus marqué le début de notre xxie siècle – quatre fois élue, partie pour seize années de règne sur la première économie européenne (et la quatrième mondiale), désignée à 13 reprises comme « la femme la plus puissante du monde » par le magazine américain Forbes, première femme présidente du parti chrétien-démocrate (CDU), première femme à la tête de l’Allemagne, première chancelière fédérale élevée sous la dictature est-allemande – avait mal commencé son quatrième mandat : empêtrée dans une coalition acrobatique, pressée par l’extrême droite, semblant en bout de course sur la scène intérieure et toujours à la traîne sur la scène européenne. Le coronavirus a radicalement changé la donne. Ses discours calmes et sa pédagogie scientifique, si adaptés à une crise sanitaire, ont donné à la chancelière une aura digne de la reine d’Angleterre. Résultat : une popularité de 80 % et ce petit rire satisfait, plein d’assurance, avec lequel elle a accueilli la question d’une journaliste de la télévision publique allemande sur une éventuelle cinquième candidature à la chancellerie. Elle ne lui a même pas laissé terminer sa phrase : « Envisagezvous une candidat… – Nein. – Non, vraiment ? » insiste la journaliste. « Non, ah ça non, mais alors, absolument pas ! » a-t-elle coupé net de son regard bleu acier, en riant. « Nein » est un mot qu’Angela Merkel connaît bien. Face à ses homologues européens, elle a longtemps dit non à tout, au point que l’hebdomadaire Der Spiegel lui avait jadis consacré une couverture sous le titre de « Madame No ».
Le diktat du contribuable allemand
C’était au moment de la crise financière de 2008, alors qu’elle opposait un refus réitéré à un plan de relance européen. Elle s’est entêtée ensuite : non au projet d’une assurance-chômage européenne (déjà envisagée en 2014), non aux eurobonds et à toute forme de dette commune, non à une union bancaire plus poussée, non à la revue à la baisse de l’excédent commercial allemand, non à la formation de champions industriels communs – l’Allemagne jouant à elle seule dans la cour des grands et ménageant ses exportations en Chine. Et, depuis 2017, celle qui avait accueilli avec tant d’enthousiasme l’élection de ce jeune président, Emmanuel Macron, parce qu’il semblait décidé à secouer l’indécrottable habitude française de l’endettement, a courtoisement enterré ses élans lyriques en faveur d’une souveraineté européenne – qu’il s’agisse de défense, d’industrie ou de budget. Redoutable politique, Angela Merkel savait qu’il était plus payant de séduire le contribuable allemand que de se préoccuper de l’Europe puissance, jugée suspecte par les pays de l’Est, inutile par les pays du Sud, coûteuse par les pays du Nord, et dont seule la France avait envie.
Virage à 180 degrés
Le 1er juillet, c’est une nouvelle chancelière qui a pris la présidence tournante de l’Union européenne. Celle qui, lors de la conférence de presse du 18 mai avec Emmanuel Macron, avait utilisé des vocables inouïs: : « solidarité », « intégration », « politique industrielle », « champions européens ». Et même un gros mot, « Jacques Delors », pour qui l’union monétaire supposait une union politique. Elle invoquait un « changement de philosophie » : un plan d’endettement commun historique où les bénéficiaires (les plus touchés par la crise) n’auront pas à charge de rembourser seuls les crédits, endossés par l’ensemble des Vingt-Sept. Ce virage à 180 degrés n’est pas le fait d’une philanthropie subite, mais d’une prise de conscience : face à la menace chinoise, à l’abandon américain et à une crise économique sans précédent dans le sillage de la pandémie, seule une Europe puissance peut sauver l’UE – et avec elle l’Allemagne, puisqu’elle en dépend tout autant que nous autres.
C’est la troisième fois que la chancelière, peu audacieuse de nature et d’une lenteur de tortue, fait sa révolution : décision d’arrêter le nucléaire contre la ligne de son parti (2011), accueil de 1 million de réfugiés malgré le coût politique (2015), et maintenant cette avancée dans l’Europe politique qui pulvérise les tabous allemands – le déficit budgétaire et la libre concurrence. C’est aussi la troisième fois que l’Union européenne, elle aussi lente à remuer, fait sa révolution : marché commun (1957), bases d’une monnaie unique (1992), esquisses d’une union politique (2020). A la faveur du coronavirus, Angela Merkel, européenne par identité et par destin plutôt que par conviction, est entrée d’un coup dans l’Histoire comme la chancelière qui a redonné à l’Allemagne le sens de l’Europe
– et la mesure de son urgence.