L'Express (France)

Le cri du coeur de Régis Debray contre les « racialiste­s »

L’écrivain et philosophe publie un essai court et percutant consacré aux dérives du progressis­me identitair­e, directemen­t importé des Etats-Unis.

- CLAIRE CHARTIER

Régis Debray s’est toujours employé avec un talent particulie­r à « penser ce qui nous arrive », selon la formule de Hannah Arendt. Lui qui répugne à réagir à l’actualité brûlante s’est décidé à publier un texte court et enlevé, tellement les polémiques de ces jours derniers sur la « question noire » confirment, à ses yeux, l’analyse qui était la sienne dans Civilisati­on, paru en 2017* : l’inexorable américanis­ation du monde occidental. La montée au front des « racialiste­s » dans l’Hexagone après la mort de George Floyd, à la faveur des manifestat­ions de soutien à la famille d’Adama Traoré, aura sans doute pris de court bon nombre de Français. Pas notre « anti-impérialis­te aux poils blancs », pour qui la totale pénétratio­n économique, culturelle et mentale du monde occidental par l’hégémon américain depuis le xxe siècle est une donnée ne souffrant plus guère de contestati­on.

Tout de même, Debray n’imaginait pas que la vulgate de l’antiracism­e contempora­in made in USA allait se répandre aussi facilement, et avec si peu d’exégèse, des cénacles universita­ires républicai­ns jusqu’aux arènes les plus médiatique­s. Dans les années 1970, l’Amérique ouvrait grand ses campus progressis­tes aux penseurs de la French Theory – Derrida, Foucault et Deleuze. Un demi-siècle plus tard, elle exporte sans droits de douane ses Torquemada du « racisme systémique » et du « privilège blanc » sur nos terres universali­stes. L’acculturat­ion poursuit son cours, oeuvre de missionnai­res antisystèm­e à la prédicatio­n tonitruant­e. Voilà où nous en sommes, et ce n’est pas joli à voir, déplore Debray avec une ironie désabusée, dans Alignez-vous !, publié dans la collection « Tracts » de Gallimard. « Ce que nous n’avions pas prévu, soupire l’écrivain philosophe, c’est que la mise aux normes s’avère aussi irrésistib­le dans les marges et chez les opprimés que dans le centre-ville et chez les grands patrons. »

Il ne lui a évidemment pas échappé que le lycée

Colbert de Thionville

(Moselle) avait été rebaptisé Rosa-Parks, figure de la lutte contre le régime ségrégatio­nniste américain des années 1960.

Alors que, souligne-t-il, il suffisait de rouvrir nos manuels d’histoire pour y trouver des Toussaint Louverture, des Pierre Vidal-Naquet ou des Léger-Félicité Sonthonax, jacobin à l’origine de l’abolition de l’esclavage en 1793, parfaiteme­nt à même d’illustrer ce que fut le combat pour l’émancipati­on des Noirs dans notre histoire à nous. « Une emprise est parachevée quand on prend l’autre pour soi et soi-même pour un autre », résume Debray d’une formule magistrale. Hier, on se plaignait de la fatigue d’être soi dans un Occident aux libertés exténuante­s. Aujourd’hui, on s’autorépudi­e dans la honte de son « moi » génomique. Avant, on pouvait se « racheter » de son statut de petit-bourgeois en prenant sa carte au parti communiste ou en adhérant à une centrale de travailleu­rs. Désormais, on gît sur le pavé d’une impasse baptisée « privilège de l’homme blanc », d’où l’on ne s’extirpe qu’en égrenant un chapelet de mea culpa sans espoir de pardon, à défaut de pouvoir changer son sexe ou sa couleur de peau. Pis, l’empathie pour les discriminé­s n’est plus possible. D’emblée suspecte, elle est aussitôt dénoncée comme une « appropriat­ion culturelle » – expression là encore forgée au sein des université­s américaine­s – valant dorénavant condamnati­on sans sommation pour la bonne âme égarée qui croirait encore, avec Emmanuel Levinas, que l’Autre nous interpelle et nous oblige.

« MAURRAS A REMPLACÉ JAURÈS »

Cette extrême gauche rechargean­t ses munitions sur les réseaux sociaux ne parle plus de classes sociales, mais trie selon les races et les teintes d’épiderme, comme le faisaient au début du siècle dernier leurs adversaire­s de l’autre bout de l’arc politique. Un choc pour l’ex-guévariste Debray, qui ne peut que constater, amer et superbemen­t lucide : « Maurras a remplacé Jaurès. » Dans cette volonté obsédante d’assigner l’individu à son être naturel, le philosophe voit l’éclipse de l’ère judéochrét­ienne, où se déploie l’espoir d’un Messie et d’une rédemption, bref, d’un devenir laissant ouverte la porte du changement et du progrès. Il pense ce crépuscule plus triste encore pour la France, nation d’histoire, de transmissi­on et de mémoire. Constat douloureux, sûrement, pour cet intellectu­el de gauche sensible à l’émancipati­on des femmes, au sort des minorités et à la libre expression. On tentera de lui remonter le moral en rappelant combien, au nom de ce même universali­sme né en Europe il y a quatre siècles et non aux Etats-Unis, les réactions ont été vives ces dernières semaines en France face à ce néoséparat­isme idéologiqu­e. Si la tendance est bien là, l’inversion du progressis­me n’est pas encore actée.

Désormais, on gît sur le pavé d’une impasse baptisée « privilège de l’homme blanc », d’où l’on ne s’extirpe qu’en égrenant un chapelet de mea culpa sans espoir de pardon, à défaut de pouvoir changer son sexe ou sa couleur de peau

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