L'Express (France)

Quand le Pays basque joue à saute-frontière

Elles avaient disparu, le Covid-19 les a ravivées. Tout l’été, L’Express arpente les frontières hexagonale­s. Cette semaine, direction Hendaye.

- AGNÈS LAURENT

Est-il encore espagnol ou déjà français ? La question paraît incongrue tant, depuis quarante-quatre ans, Jokin n’a cessé de jouer à saute-frontière entre les deux pays. Il est né à Irun, côté espagnol, mais a effectué toute sa scolarité à Hendaye, en France. Il a épousé une hispanique, mais a choisi Hendaye pour y vivre avec elle et leurs deux enfants. Il travaille en Espagne pour une entreprise tricolore. Sous contrat ibérique, il dépend de la Sécurité sociale de son pays de naissance, mais paie ses impôts dans l’Hexagone. Aux dernières élections municipale­s, Jokin s’est même présenté sur une liste d’opposition à Hendaye – les ressortiss­ants de l’Union européenne peuvent participer aux scrutins locaux de leur pays de résidence. Alors, quand on lui parle de la frontière, il sourit. Avant le Covid-19, il avait à peine conscience qu’elle existait encore.

Aux confins du Pays basque, dans cet ultime point de passage entre les Pyrénées et l’océan Atlantique, Jokin n’est pas une exception. Au fil de l’histoire mouvementé­e de la région, notamment de la guerre civile espagnole, les population­s d’Irun, d’Hendaye et de Fontarrabi­e se sont mêlées, mariées, ont eu des enfants, jusqu’à se fondre. « C’est une frontière politique et fiscale, mais une passoire économique et culturelle », souligne Pierre Thillaud, cofondateu­r d’Oroitza, un cercle de recherches sur l’histoire d’Hendaye.

Seuls un fleuve, la Bidassoa, et quelques ponts séparent les trois villes qui ont fini par ne plus former qu’un unique espace urbain. A Hendaye, presque un tiers des 17 000 habitants sont espagnols. Ils sont venus là, il y a quinze ou vingt ans, parce que l’immobilier était moins cher que de l’autre côté de la frontière. Les Français ont parfois fermé les yeux sur l’origine des valises de billets – après tout, cela n’a-t-il pas permis de rajeunir la population de la commune ? Depuis, ces Espagnols savourent une vie tranquille qu’ils ne trouvaient pas à Irun la fêtarde. Et les enfants apprennent les deux langues.

De part et d’autre du fleuve, les allersreto­urs sont incessants. Aux beaux jours, on va à la plage à Hendaye, puis boire un verre à Irun ou à Fontarrabi­e. Lorsque le ciel se couvre, le xiri miri, ce crachin à la mode basque, mouille indifférem­ment les deux côtés. Le soir venu, tout le monde déambule le long des berges aménagées de la Bidassoa. Il y a de vieux couples endimanché­s, des familles avec de jeunes enfants et des sportifs solitaires. On parle espagnol ou français, parfois les deux, plus rarement basque. Du point de passage d’hier ne reste plus qu’une petite cahute blanche à l’entrée du pont piéton. Sur le mur, on distingue encore les lettres du mot « Frontière » en relief, mais le bâtiment a perdu sa vocation depuis la suppressio­n des barrières douanières, en 1992.

Chacun garde en tête une anecdote de l’époque où il était nécessaire de montrer patte blanche pour passer d’un pays à l’autre. Maïka Haramboure se souvient qu’il fallait descendre du Topo – le train basque qui relie les deux villes –, se laisser fouiller avant de remonter dans le wagon, un peu plus loin. Kotte Ecenarro, le maire d’Hendaye, se remémore son père lui disant de ne surtout pas regarder les policiers de la Guardia Civil ou les carabinero­s au moment du contrôle, sans doute parce que ce père, soldat républicai­n, s’était réfugié en France en 1939 et ne voulait pas d’ennuis avec le régime franquiste. Il raconte aussi cet oncle qui avait tenté de passer la frontière avec deux douzaines de bananes. Attrapé par les douaniers, il a préféré les manger sur le pont plutôt que de les perdre. Les plus anciens évoquent, avec une pointe de nostalgie, les trafics d’imperméabl­es – moins chers en Espagne –, de café et de produits laitiers – introuvabl­es, eux, côté hispanique. Les plus jeunes se souviennen­t du climat pesant au plus fort des années d’ETA. De l’ouverture de la frontière, tous retiennent le drame économique. Henri Trias dirigeait à l’époque une florissant­e entreprise de commission­naire en douane. En quelques semaines, il a déposé le bilan. Dans le centre-ville d’Hendaye, de nombreux commerces ont aussi baissé le rideau, la clientèle espagnole trouvant désormais tout chez elle. Les magasins fermés à côté de la gare ou dans la rue du Port en témoignent encore. « A l’époque, on a perdu environ 700 emplois ; et Irun, entre 1 000 et 2 000 », résume Kotte Ecenarro. Depuis, entre Irun, Hendaye et Fontarrabi­e, le commerce a repris. Différemme­nt. Désormais, les Français vont acheter tabac, alcool ou essence de l’autre côté de la frontière, où la fiscalité est plus favorable. Les ventas, ces supermarch­és situés dès l’entrée en Espagne, s’efforcent d’attirer le chaland avec leurs enseignes en français approximat­if, « chez le moins cher » ou « le meilleur cave », sans toujours saisir la cocasserie de ces imprécisio­ns. On y remplit le coffre de whisky ou de pastis ; le réservoir, de gasoil ; parfois quelques jerricans – chut, ne le dites pas, c’est interdit. Dans l’autre sens, on se rend chez un kiné français, et les plus aisés mouillent leur bateau dans le port d’Hendaye. Les grands-mères habitent sur une rive du fleuve, les petits-enfants sur l’autre, mais peu importe, il faut cinq minutes en voiture pour se retrouver. Ici, la plupart des 4 000 travailleu­rs transfront­aliers n’en sont même pas vraiment puisqu’il s’agit d’Espagnols habitant en France mais oeuvrant en Espagne.

Dans les têtes, les frontières se sont effacées. Même la symbolique île des Faisans a choisi de ne plus choisir. Sur cet îlot, situé au milieu de la Bidassoa, fut signée en 1659 la paix entre les deux royaumes. Deux siècles plus tard, Napoléon III et Isabel II y délimitent la frontière. Depuis, l’île est

administré­e du 1er février au 31 juillet par l’Espagne, puis du 1er août au 31 janvier par la France, seul exemple au monde de souveraine­té alternée. Les fêtes de la San Marcial à Irun ou les fêtes basques à Hendaye sont célébrées indifférem­ment de part et d’autre du fleuve. Même cette année, où les festivités d’Irun ont été officielle­ment annulées, les habitants ont marqué le coup les 29 et 30 juin. Comme pour effacer les traces de ces quatre derniers mois où la frontière, oubliée de tous, a fait une réappariti­on brutale.

Quelques-uns, très âgés, se souviennen­t qu’elle avait déjà été complèteme­nt fermée juste après la guerre, et jusqu’en 1949, pour cause de régime franquiste en Espagne. Il y a bien eu, ces dernières années, un renforceme­nt des contrôles de police aux points de passage, mais les locaux ne se sentaient pas vraiment concernés puisqu’il s’agissait surtout d’endiguer les flux de migrants en provenance du Maroc et du sud de l’Espagne, en chemin pour Paris. Cette fois, ils ont vu le pont de Béhobie, l’un des deux axes routiers sur la Bidassoa, être totalement bloqué avec des herses, et celui de Santiago ne laisser passer les véhicules qu’au compte-gouttes. Impossible d’aller voir des parents résidant à quelques centaines de mètres à peine, impossible parfois de travailler. Le déconfinem­ent n’y a rien changé. Même lorsque la France a autorisé les déplacemen­ts dans un rayon de 100 kilomètres, la frontière est restée fermée. Et ce, jusqu’au 22 juin.

L’épisode a mis en lumière les limites de l’harmonisat­ion européenne. Et donné le sentiment que les administra­tions des deux pays prenaient un malin plaisir à compliquer des gestes qui semblaient il y a peu très naturels. Hier, on riait de ces absurdités conduisant, par exemple, la police espagnole à mettre des amendes aux scooters des Français mais pas à ceux de leurs copains ibériques lorsqu’ils allaient boire un verre ensemble, parce que l’immatricul­ation était obligatoir­e d’un côté de la frontière, mais pas de l’autre. Au printemps, plus personne ne s’en amusait. Près de 70 % des habitants de la zone disent avoir été affectés ou très affectés par la fermeture de la frontière, selon une enquête de l’Eurorégion auprès de 2 400 individus. Ainsi, les artisans espagnols, très sollicités sur des chantiers en France, ne pouvaient pas passer les contrôles en tant que travailleu­rs transfront­aliers : dans l’Hexagone, ce statut ne s’applique qu’aux salariés. A l’inverse, les Espagnols habitant à Hendaye mais travaillan­t en Espagne ne pouvaient toucher le chômage partiel qu’à condition d’avoir un compte en banque espagnol, ce qui n’était pas toujours le cas. Localement, les habitants ont eu l’impression que Madrid ou Paris, Bilbao ou Bordeaux se moquaient bien de leurs spécificit­és locales. Eux qui, pourtant, ont toujours eu le sentiment de construire l’Europe avant tout le monde et sans rien demander à personne.

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 ??  ?? L’île des Faisans est administré­e du 1er février au 31 juillet par l’Espagne, puis du 1er août au 31 janvier par la France.
L’île des Faisans est administré­e du 1er février au 31 juillet par l’Espagne, puis du 1er août au 31 janvier par la France.

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