Pourquoi il faut boycotter la « cancel culture »
Personnalités censurées, lynchées sur les réseaux sociaux… Une nouvelle forme d’ostracisme menace la liberté d’expression.
C’est un inquiétant climat d’excommunication. En juillet, 150 éminents intellectuels, parmi lesquels le libertaire Noam Chomsky ou le conservateur Francis Fukuyama, ont alerté dans Harper’s Magazine contre une « atmosphère étouffante » : « L’échange libre des informations et des idées, qui est le moteur même des sociétés libérales, devient chaque jour plus limité. La censure, que l’on s’attendait plutôt à voir surgir du côté de la droite radicale, se répand largement aussi dans notre culture. » De J. K. Rowling à Woody Allen, d’une conférence déprogrammée de Sylviane Agacinski au licenciement du responsable de la rubrique « Opinions » du New York Times, James Bennet, les cas d’« annulation » pour avis ou comportements jugés déplacés se multiplient. Le but n’est plus de débattre à l’aide d’arguments, mais d’annihiler son adversaire. Le terme de cancel culture (« culture de l’annulation ») s’est imposé pour qualifier ces recours intempestifs au boycott. Dans les esprits, la cancel culture est associée à la « nouvelle gauche », celle des mouvements #MeToo ou Black Lives Matter. Mais, comme le rappelle David Doucet dans La Haine en ligne (Albin Michel), aucun camp idéologique n’a le monopole des appels au lynchage. Dans une époque droguée à l’indignation, un seul tweet peut valoir une « mort sociale ».
L’effacement est un réflexe presque aussi vieux que le monde. Dans la Rome antique, la damnatio memoriae permettait de radier une personnalité défunte de la mémoire collective. En URSS comme sous le maccarthysme aux Etats-Unis, les purges furent fréquentes. La nature humaine n’a pas évolué, mais la technologie, si. Avec les réseaux sociaux, les mises au pilori s’effectuent désormais à l’échelle mondiale. Et Google n’oublie rien de ces condamnations.
Selon Thomas Chatterton Williams, à l’origine du texte paru dans Harper’s Magazine et dont le père noir a connu l’Amérique d’avant les droits civiques, nous sommes aujourd’hui face à un véritable choix de société. Souhaitons-nous un monde où chacun, quelle que soit son identité, se sente en sécurité pour exprimer ses opinions dans les limites de la liberté d’expression, ou préférons-nous une « démocratisation de la punition », et que tous se sentent aussi vulnérables que l’ont été les minorités dans l’Histoire ? Pour l’écrivain, le tribunal populaire et sa contrepartie, l’autocensure, ne peuvent être une solution.
P. 22. « Tais-toi ou disparais! »
P. 24. David Doucet : « Tout le monde peut être un lyncheur ou un lynché »
P. 27. J. K. Rowling au bûcher de l’opinion