L'Express (France)

« Tais-toi ou disparais ! »

Boycotts, humiliatio­ns, mises au pilori..., la cancel culture, ou « culture de l’annulation », se répand, portée par les réseaux sociaux. Nouvelle censure ou arme pour changer les rapports de force ?

- PAR THOMAS MAHLER

Notre civilisati­on a sans doute basculé le vendredi 20 décembre 2013. Ce jour-là, la vie de Justine Sacco se fracasse en onze heures, soit le temps d’un vol entre Londres et Le Cap. « Départ pour l’Afrique. Espère ne pas choper le sida. Je déconne. Je suis blanche ! », tweete la trentenair­e. En dépit de ses modestes 170 abonnés, elle devient le sujet n° 1 des discussion­s sur ce réseau social. Même Donald Trump y va de son commentair­e indigné ! Alors qu’elle sort de l’avion en Afrique du Sud, Justine Sacco se retrouve lâchée par son employeur, reniée par sa famille et refusée par les employés de l’hôtel où elle devait dormir. Elle a été « effacée », sans même pouvoir expliquer que sa (mauvaise) blague visait à se moquer de sa situation de privilégié­e occidental­e.

Sept ans plus tard, le terme cancel culture est sur toutes les lèvres. A l’aide du boycott, de l’humiliatio­n, de la mise au pilori, cette « culture de l’annulation » vise à ruiner la carrière de personnes, soit en raison de comporteme­nts privés avérés ou supposés, comme pour Roman Polanski ou Woody Allen, soit à cause de déclaratio­ns publiques jugées problémati­ques. Le cas de J. K. Rowling est, à ce titre, emblématiq­ue du penchant de l’époque pour l’excommunic­ation. Après avoir longtemps incarné une figure consensuel­le, féministe et de gauche, l’auteure de la saga Harry Potter voit aujourd’hui des fans brûler ses livres du fait de positions considérée­s comme transphobe­s (voir page 27).

La cancel culture, c’est aussi la déprogramm­ation d’événements (une représenta­tion des Suppliante­s d’Eschyle à la Sorbonne, une conférence de la philosophe Sylviane Agacinski) ou l’effacement post-mortem par la mise à bas de statues. Pour Laure Murat, historienn­e à l’université de Californie à Los Angeles, « sur le principe, il s’agit ni plus ni moins de lancer des alertes et de boycotter, ce qui est un droit politique. Telle entreprise utilise des slogans racistes ? Annulons-la ! Telle personnali­té a eu des propos homophobes ? Annulons-la ! Ce raccourci signifie : soyez responsabl­e de ce que vous faites et assumez ce que vous dites ou nous vous retirons notre soutien, ce qui est notre seul pouvoir. Avec des méthodes radicales, souvent contestabl­es, comme le cyberharcè­lement ou le tribunal médiatique. »

Ancien rédacteur en chef du magazine Les Inrockupti­bles, David Doucet a lui aussi vu sa vie s’effondrer en quelques heures dans l’emballemen­t autour de la Ligue du LOL. Un an plus tard, le journalist­e publie La Haine en ligne (Albin Michel), enquête édifiante sur les « morts sociales » (voir page 25). Comme il le rappelle, ces lynchages, qui débutent souvent sur les réseaux sociaux, touchent des figures médiatique­s, mais aussi un grand nombre d’anonymes. Si la libération de la parole pour les victimes de harcèlemen­t ou de discrimina­tion est une évolution formidable, nous sommes aussi tous devenus, selon David Doucet, les proies potentiell­es de « condamnati­ons sans appel ». Et ces sentences laissent une trace indélébile dans un monde numérique hypermnési­que.

En juin, le data analyst David Shor a perdu son emploi pour avoir tweeté une étude d’un chercheur de Princeton démontrant que, dans les années 1960, les manifestat­ions non violentes avaient été politiquem­ent plus fructueuse­s que les émeutes. Un tweet jugé raciste en pleines tensions

identitair­es après le meurtre de George Floyd aux Etats-Unis. En juillet, 150 écrivains et intellectu­els, de Margaret Atwood à Salman Rushdie, ont publié une tribune retentissa­nte dans Harper’s Magazine. Ils y dénonçaien­t « une intoléranc­e à l’égard des opinions divergente­s, un goût pour l’humiliatio­n publique et l’ostracisme ». Parmi les signataire­s, le nom de J. K. Rowling a encore une fois mis le feu aux poudres. « Pourtant, l’idée de notre lettre, c’est de rappeler des choses très basiques, à savoir que l’on doit accorder aux gens le bénéfice du doute, débattre de bonne foi, et surtout ne pas priver des personnes de leur travail parce qu’on n’est pas d’accord avec elles », nous explique Thomas Chatterton Williams, écrivain métis à l’origine du texte. Cet Américain installé à Paris a été très choqué par la démission forcée de Gary Garrels, conservate­ur du musée d’Art moderne de San Francisco, qui, après avoir annoncé que l’institutio­n allait faire des efforts pour acquérir plus d’oeuvres d’artistes noirs ou latinos, avait simplement précisé qu’il ne discrimine­rait bien sûr pas les Blancs.

S’il fallait chercher une incarnatio­n française de la cancel culture, ce serait Alice Coffin. Elue Europe Ecologie-les Verts au conseil de Paris, la militante féministe et LGBT est à l’origine de l’affaire Christophe Girard, qui a vu l’adjoint à la culture poussé à démissionn­er en raison de ses liens avec l’écrivain pédophile Gabriel Matzneff. Alors que le préfet de police Didier Lallement adressait un « salut républicai­n » au démissionn­aire, elle cria : « La honte ! La honte ! » Tout un symbole. La honte, version moderne du goudron et des plumes, est l’arme fétiche des militants face à une justice qu’ils estiment trop lente. Ces activistes assurent que les minorités ont été « cancellées » tout au long de l’Histoire sans que cela n’émeuve grand monde. Mais que dès que l’on touche à des « dominants », c’est la panique. « Nous, les femmes ou les lesbiennes, avons été annulées de partout. Qui n’a pas accès aux postes depuis des décennies ? Rokhaya Diallo a été “cancellée” du Conseil national du numérique du fait de ses engagement­s. Au conseil de Paris, on essaie de m’exclure de la majorité », argumente Alice Coffin. Elle ajoute que les ventes de Harry Potter se portent bien. Mais, comme le souligne Thomas Chatterton Williams, « la cancel culture n’est pas efficace parce que vous privez J. K. Rowling de revenus. Elle est efficace parce qu’elle a un effet dissuasif sur toutes les personnes qui assistent aux lynchages de célébrités telles que J. K. Rowling ».

Pour certains, les critiques de la cancel culture ne seraient qu’une resucée du débat autour du politiquem­ent correct. Comprendre : la complainte de mâles blancs qui regrettent qu’« on ne [puisse] plus rien dire ». Sauf qu’avec les réseaux sociaux l’échelle est sans commune mesure. « Aujourd’hui, des entreprise­s peuvent recevoir de manière quasi instantané­e des mails de milliers d’individus en colère qui réclament la démission d’un employé. Submergées, elles ne donnent pas au salarié la possibilit­é de se défendre. Ça, c’est inédit », fait remarquer Thomas Chatterton Williams. Et si la « culture de l’annulation » est associée à la nouvelle gauche, aucun camp idéologiqu­e n’en est prémuni. David Doucet cite l’exemple de la chanteuse Mennel Ibtissem, candidate du télécroche­t The Voice, révélée en 2018. Exaspérés par son foulard, des militants laïcs ou d’extrême droite avaient alors déterré de son compte Facebook des propos complotist­es. Déjà reniée par une partie de sa famille traditiona­liste, la jeune femme a été forcée de quitter l’émission sans indemnités, et ne parvenait plus à dormir ni à s’alimenter.

La honte, version

moderne du goudron et

des plumes, doit pallier

la lenteur de la justice

Une mise au pilori disproport­ionnée pour quelqu’un n’ayant jamais prétendu tenir de discours politique.

Même l’historienn­e Laure Murat se montre inquiète de ces surenchère­s. « Tout est prétexte à l’indignatio­n. Cela crée un climat, je ne trouve pas d’autre mot… débilitant. Cela vient du fait qu’on prend systématiq­uement la partie pour le tout. Jules Verne était férocement antisémite et faroucheme­nt anticoloni­al. L’un recouvre-t-il l’autre ? Evidemment, non. C’est cette complexité qu’il faut analyser, sans relâche. Or tout se passe comme s’il n’y avait plus de débat possible, seulement des sanctions, des oukases ou à l’inverse – mais c’est au fond la même chose – des plébiscite­s. Dire qu’Autant en emporte le vent est raciste, ce qui est indéniable, entraîne aussitôt deux levées de boucliers : soit on traînera l’oeuvre dans la boue soit on la portera aux nues. C’est fatigant. »

David Doucet appelle chacun à se refréner avant de rejoindre les meutes numériques et de procéder à des lapidation­s virtuelles. Son livre se clôt sur ces mots admirables du poète Bernard Delvaille : « Je n’ai jamais hué personne. »

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