David Doucet : « Tout le monde peut être un lyncheur ou un lynché »
Dans La Haine en ligne, le journaliste a enquêté sur les « morts sociales » causées par le tribunal populaire d’Internet. Effrayant.
Sa vie, dit-il, s’est effondrée le temps d’un week-end. Vendredi 8 février 2019 éclate l’affaire de la Ligue du LOL, vite présentée comme un #MeToo français. David Doucet faisait partie de ce groupe Facebook privé regroupant blogueurs, journalistes et publicitaires, un cénacle que les articles dépeignent en « boys club » ayant semé la terreur sur les réseaux sociaux. Désireux de se repentir pour un ancien canular téléphonique mis en ligne qui avait blessé une femme, le trentenaire publie des excuses à 2 h 12 du matin sur Twitter. Il reçoit alors un tombereau d’injures. Le lundi, il est mis à pied par son journal, Les Inrockuptibles. « D’un seul coup, j’ai vu les gens se détourner de moi, je suis devenu radioactif. J’ai reçu des milliers d’insultes et de menaces de mort via les réseaux sociaux. Je devais disparaître », confie-t-il, toujours à fleur de peau dès qu’on évoque cet épisode.
Sa reconstruction, le paria l’a faite au travers d’un livre, attendu – et craint – par le milieu médiatique qui l’a cloué au pilori. La Haine en ligne n’est pas un témoignage vengeur, mais une enquête saisissante sur un phénomène qui touche des personnes de tout bord. David Doucet a rencontré des figures aussi différentes que Mennel Ibtissem, Mehdi Meklat, Julie Graziani ou Eric Brion, tous condamnés par le nouveau tribunal populaire en ligne. Il a également interrogé des écrivains et des intellectuels (Bret Easton Ellis, Michel Houellebecq, Virginie Despentes), très inquiets devant cette machine à broyer. La conclusion devrait alarmer tout le monde : alors qu’Internet n’oublie rien, nos vies sociales sont désormais à haut risque.
Votre vie a basculé avec l’affaire de la Ligue du LOL…
David Doucet Quand ce qui est devenu une « affaire » sur Twitter, puis dans les médias, a explosé, je me suis rendu compte que ce forum de discussion avait alimenté beaucoup de fantasmes. Ce groupe privé sur Facebook, comme il en existe des millions, a été décrit comme une sorte de fraternité, avec une organisation pyramidale, dans laquelle les membres conspiraient et se faisaient la courte échelle pour accéder à des postes à responsabilités, prenant soin au passage d’écraser les autres. Ce groupe a aussi été accusé d’avoir organisé des raids numériques, ce qui est faux, d’où l’absence de preuves pour étayer cette accusation. Dans ce forum, quelques personnes ont eu un comportement répréhensible et l’ont admis. Ils ont expliqué que cela relevait de leur responsabilité individuelle, sans lien avec le groupe. Mais personne n’a eu envie d’entendre cela. Sans groupe à accuser, il n’y avait plus d’affaire, donc plus rien à raconter. L’article de Libération, qui a lancé l’affaire, posait la question du harcèlement sans y répondre, mais cela a accrédité le storytelling d’un « boys club » composé de journalistes malveillants à l’égard des femmes. Pourtant, les journalistes étaient minoritaires, et un tiers des membres était des femmes. Deux d’entre elles ont témoigné publiquement, mais cela n’a rien changé. Ce récit mythologique survit de manière autonome. Peu importe la réalité : ce qui compte, c’est l’histoire racontée, celle qui fait cliquer et vendre.
Quelles ont été les conséquences ? Elles ont été très lourdes, avec une quinzaine de licenciements, mais aussi des dépressions et des tentatives de suicide. L’histoire de la Ligue du LOL est un trou noir journalistique. Un an et demi après, plusieurs patrons de presse ont regretté auprès de moi cet emballement médiatique, mais ils n’ont pas encore osé le reconnaître publiquement. J’espère qu’ils le feront, bien que je ne sois pas le porteparole de cette Ligue du LOL. Je ne suis même pas ami avec la majorité d’entre eux. J’avais été ajouté au groupe un an après sa création, et j’ai été l’un des premiers à le quitter. Mais, vu que plusieurs années après je suis devenu rédacteur en chef, on m’a désigné comme l’un des meneurs.
Sous l’Empire romain, la damnatio memoriae, ou l’effacement d’un nom des monuments ou des célébrations, se faisait post-mortem. Aujourd’hui, selon vous, la mort sociale est bien plus cruelle. Pourquoi ?
Elle a lieu sur une Toile hypermnésique, un espace où le droit à l’oubli n’existe plus. A partir du moment où vous êtes touché par une polémique, Google ressassera la pire image de vous-même, même si cette image a ensuite été déconstruite. C’est une macule infamante qu’il est très difficile de faire effacer. Sachant notamment que n’importe quel employeur se rend sur
Google avant un entretien d’embauche, c’est un stigmate qui prive de toute possibilité de réinsertion professionnelle. Aucune entreprise ne risquera d’engager sa réputation pour sauver la vôtre.
Qui sont les individus concernés ? Dans votre livre, les profils sont très variés… Des milliers de Français subissent des lynchages sur les réseaux sociaux. Cela peut se produire à des échelles très locales, dans des villages ou des cours d’école, à cause d’un tweet ou d’une vidéo. Ces cas échappent aux radars des médias nationaux. Je suis aussi revenu sur quelques histoires emblématiques, en rencontrant la chanteuse Mennel, l’éditorialiste Julie Graziani ou encore le comédien Philippe Caubère. Ce qui m’intéressait, c’était de raconter le processus de lynchage en ligne et de mort sociale, et de voir quelles étaient les conséquences psychologiques et sociales sur les personnes concernées. C’est un phénomène neuf, et assez peu documenté d’un point de vue universitaire.
D’où vient cette soif de justice sur Internet ? Vous décrivez notamment la pratique du name and shame, version numérique du goudron et des plumes… Mon livre n’est pas un réquisitoire contre Internet. Je continue de penser que c’est un formidable outil de démocratisation de la parole, qui a fait sauter bien des chapes de plomb. A l’image de #MeToo, qui a fait savoir aux femmes agressées qu’elles n’étaient pas seules et a entraîné une augmentation significative du nombre de plaintes. Mais certaines trouvent la justice trop lente, ou la loi non adaptée aux enjeux actuels. J’ai ainsi rencontré un militant de la gauche libertaire qui avait déterré des photos des gérants du Super U de L’Arbresle [NDLR : Rhône] posant près des dépouilles d’un lion, d’un léopard, d’une antilope, etc. Ces safaris étaient parfaitement légaux en Tanzanie ou en Afrique du Sud, mais des centaines d’internautes ont appelé au boycott du magasin et au licenciement des époux, expliquant que les animaux, eux, ne reviendraient pas à la vie. C’est allé jusqu’au doxing, c’est-à-dire la divulgation des données privées, incitant à se rendre devant leur maison pour les injurier. Certains militants en ligne estiment qu’ils doivent pallier les carences de la justice. Et la honte est, de leur point de vue, un outil de destruction sociale permettant d’infliger une sanction immédiate.
Comme le souligne par exemple le philosophe Laurent de Sutter, nous serions drogués à l’indignation ?
Une étude de l’université de Londres [NDLR : « The Illusion of Moral Superiority », Ben M. Tappin & Ryan T. McKay, 2016] montre que nous nous croyons toujours plus moraux et vertueux que les autres. Les plateformes sociales poussent à la conflictualité et à l’indignation, c’est leur business model. Selon Tristan Harris, ancien ingénieur chez Google, à chaque mot d’indignation ajouté à un tweet, le taux de retweet augmente de 17 %. Et nous avons tous naturellement tendance à faire parler nos affects tristes, d’autant que ces opinions négatives nous rendent plus visibles sur les réseaux sociaux. Cela donne une course à l’échalote morale, une compétition pour exhiber « sa belle âme », comme l’explique le sociologue Gérald Bronner dans mon livre. Nous sommes tous devenus des petits agents médiatiques de nous-mêmes. Or il n’y a pas meilleur outil de promotion que l’indignation. Internet est ainsi un terreau idéal pour ces comportements justiciers. Et la distance n’incite pas à la retenue. On voit bien dans les entreprises que le ton monte plus vite par mail qu’à l’oral. Sur la Toile, personne ne vient entraver votre bras vengeur. Vous pouvez détruire des gens sans même les connaître.
Le tribalisme est-il aussi responsable ? Sur Internet, nous avons tendance à suivre des personnes qui pensent comme nous, contrairement à la vie réelle où nous rencontrons des personnes aux opinions divergentes nous aidant à nuancer nos propos ; nos convictions sont renforcées par ce que l’Américain Eli Pariser a nommé la « bulle de filtres ». Quand on fréquente la même strate sociologique, tout pousse à une forme de panurgisme. Lorsqu’on est un journaliste de gauche en 2017 sur Twitter, on peut croire que Benoît Hamon sera élu président de la République. Et quand la meute désigne une personne à condamner, l’émulation collective va amplifier notre ressentiment et notre soif de justice. Il y a aussi la peur d’aller contre les foules. La sociologue Elisabeth NoelleNeumann parle de « spirale du silence ». Les individus taisent leurs pensées lorsque celles-ci contredisent l’opinion publique, par peur de se retrouver isolés socialement. Même le fait de ne pas s’indigner, c’est déjà prendre le risque d’apparaître comme un complice du mal.
On parle beaucoup de cancel culture pour résumer ce goût contemporain pour l’excommunication…
La cancel culture est un terme un peu fourre-tout qui désigne ce climat de boycott numérique. Avant, on annulait un spectacle ou un film ; aujourd’hui, on essaie d’annuler la personne elle-même. Ce terme a émergé au sein de communautés woke [NDLR : terme signifiant « éveillés »], ces militants contre les injustices sociales, sexistes ou raciales. Selon eux, ce mode de dénonciation est un outil pour se faire entendre et bousculer des institutions qui sont parfois trop lentes. En France, seulement 10 % des femmes victimes de viol
portent plainte et environ 3 % des viols débouchent sur un procès en cours d’assises. Une personne victime de violences conjugales m’a confié que, sans Twitter, sa plainte n’aurait pas été entendue et qu’elle serait morte aujourd’hui. C’est une réalité dont il faut avoir conscience. Parce que nous sommes dans une époque de basculement, avec une libération de la parole, on entend davantage les féministes ou les minorités actives. Mais ces militants de gauche n’ont pas le monopole de la méthode de « l’annulation ». Dans le cas Mennel, cette chanteuse révélée par l’émission The Voice, et dont on a déterré, sur son compte Facebook, des propos polémiques au sujet des attentats, les boycotteurs étaient des militants du Printemps républicain, voire de l’extrême droite. Aujourd’hui, tout le monde peut être un lyncheur ou un lynché. Le problème de la cancel culture, c’est qu’elle se transforme parfois en une sorte de magistrature totale, sans respect de la présomption d’innocence ou de bonne foi. Cette absence de débat contradictoire va à l’encontre des droits fondamentaux de la défense. Je nourris l’espoir que le jour où la justice répondra plus rapidement aux sollicitations des victimes, ce besoin de clouer au pilori s’estompera.
Bret Easton Ellis vous a dit être choqué que des entreprises donnent crédit aux demandes des internautes et licencient du jour au lendemain des salariés.
Une entreprise ne peut pas sacrifier un salarié pour sauver son image. Dans mon cas, d’ailleurs, cela n’a en rien servi aux Inrocks en termes de communication. C’est l’annonce de ma mise à pied puis de mon licenciement qui a braqué la lumière sur le journal et a fait apparaître Les Inrocks
dans les sujets les plus discutés sur les réseaux sociaux. Si on commence à rompre un contrat à partir du moment où quelqu’un se plaint, les licenciements vont se multiplier, et tout le monde finira par être « annulé ». Les entreprises doivent protéger les salariés, et, en cas de polémique, mener une vraie enquête sur Internet, pas licencier dans la précipitation.
Blanchi suite à une accusation de viol, Philippe Caubère déplore l’absence de présomption d’innocence dans les médias. Notre profession confond-elle son rôle avec celui du juge ?
Du fait de la précarisation du métier et de l’obligation des sites Web à faire de l’audience, les médias confondent souvent vitesse et précipitation. Il semble désormais inconcevable de prendre une demijournée pour vérifier les faits. Ensuite, il y a une survalorisation de Twitter, réseau où se concentrent les journalistes. Cette endogamie pousse à de mauvais réflexes. Dès qu’un sujet monte sur Twitter, on a l’impression que l’on doit absolument en parler alors que ce réseau est loin d’être un bon baromètre de l’opinion publique. Et une fois que les articles ont été écrits à la hâte, on n’y revient que trop rarement, soit parce qu’on estime que ce n’est plus d’actualité, soit parce qu’on a peur des réactions suscitées par un mea culpa. Je pense, et c’est sans doute un voeu pieux, que les journalistes gagneraient à reconnaître leurs erreurs. Après ce qui m’est arrivé, j’ai relu une grande partie de mes articles, car j’ai voulu regarder si je les avais écrits avec des biais de confirmation et un angle précis en tête. Ceux où je l’ai fait sont des articles que je regrette.
Comment les « lynchés » tentent-ils de se reconstruire ?
Chacun essaie de trouver du sens et une trajectoire pour s’en sortir. Certains passent par un parcours de rédemption, en assumant ou en expliquant leurs positions, d’autres décident de disparaître et de se reconstruire à l’abri des regards. Mais les inégalités sociales comme familiales sontfortes. Des stars telles que J. K. Rowling s’en remettront toujours mieux qu’un inconnu. Mennel a, par exemple, vu dans un premier temps sa famille lui tourner le dos, estimant qu’elle n’aurait jamais dû participer à une émission de divertissement « contraire à [ses] valeurs ». Etant donné son succès dans The Voice, et alors qu’on lui promettait de signer avec un label, elle avait même renoncé à son job d’enseignante. A 23 ans, elle s’est ainsi retrouvée sans rien et sans aucun soutien. Personne ne lui a tendu la main. Plein de gens cloués au pilori ne s’en sortent pas et n’ont pas les clefs pour se faire oublier ou se reconstruire.
Que pouvons-nous faire, à titre individuel, pour remédier à cette situation ? Au gré de nos convictions et de notre histoire personnelle, nous pouvons tous facilement basculer dans le camp des lapidés comme dans celui des lapidateurs. Mais nous avons aussi tous le pouvoir de changer les choses. Plutôt que de constamment mettre en avant nos affections tristes et nos colères, nous pourrions parfois souligner des choses plus positives, faire preuve d’empathie. Quand quelqu’un se prend un shitstorm [NDLR : « tempête de merde »] sur Twitter, chacun pourrait réfléchir avant de rajouter sa petite blague. L’exposition publique a été abolie en 1848 au motif que cette peine « flétrit à jamais le condamné et lui ôte, par le sentiment de son infamie, la possibilité de sa réhabilitation ». Ce rituel théâtral se bornait à un quartier et à une certaine durée. Tandis que, avec le numérique, il n’y a plus ni limite temporelle ni géographique qui viennent restreindre le châtiment. Quand on est couvert de honte sur les réseaux sociaux, déménager ne sert plus à rien. Je pense que chacun doit prendre conscience de cela.
« Quand on est couvert de honte sur les réseaux sociaux, déménager ne sert plus à rien »
Quelle est votre situation actuelle ? J’ai perdu mon emploi, mais je continue d’exercer mon métier avec ce livre. Je n’ai jamais participé à aucun harcèlement. D’ailleurs, personne ne me l’a jamais reproché. Je regrette d’avoir réalisé un canular téléphonique puisqu’il a blessé quelqu’un. J’ai d’ailleurs longuement échangé avec cette personne, pour comprendre la façon dont elle l’avait vécu, pour comprendre où j’avais fauté, et je me suis platement excusé. Toutefois, perdre son poste en raison d’un canular réalisé sept ans plus tôt, à cause d’un emballement médiatique aveugle n’est pour moi que la cristallisation des dérives de notre époque. Aujourd’hui, la seule procédure judiciaire en cours me concernant est celle que j’intente contre mon ancien journal pour licenciement abusif. Le jugement doit avoir lieu au début de l’année prochaine. J’espère pouvoir laver mon honneur.