L'Express (France)

LVMH-Tiffany, dans les zones grises de la diplomatie

Le ministre des Affaires étrangères se retrouve au milieu d’un vaste imbroglio financier entre le géant du luxe français et le joaillier américain.

- PAR BÉATRICE MATHIEU ET RAPHAËL BLOCH

Jean-Yves Le Drian n’a rien du perdreau de l’année. Des chausse-trapes, le ministre des Affaires étrangères en a connu des dizaines en près d’un demisiècle d’engagement politique. Des questions qui dérangent, aussi. Alors, le mercredi 23 septembre à l’Assemblée nationale, lors des traditionn­elles questions au gouverneme­nt, quand le député LR Aurélien Pradié l’interroge sur la lettre signée de sa main et envoyée fin août au géant du luxe LVMH, l’invitant à reporter l’achat du joaillier américain Tiffany au motif de défendre l’intérêt national, le Breton reste impassible. « Quels intérêts la France a-t-elle servis dans cette affaire ? » questionne le jeune élu du Lot. Le Drian ôte son masque, ajuste ses lunettes et répond en à peine deux minutes, nappant son discours de diplomatie économique. En clair, circulez, il n’y a rien à voir…

Sauf que, depuis des jours, le petit monde politico-économique s’étonne de l’opportunit­é de cette missive. A chacun d’échafauder son scénario. Le Drian a-t-il décidé de relever le défi du bras de fer économique avec Donald Trump, toujours prêt à utiliser l’arme des sanctions commercial­es pour faire plier ses adversaire­s ? Ou le ministre entend-il marcher un peu plus sur les plates-bandes de son collègue de Bercy ? Est-ce le premier faux pas de ce soldat fidèle, qui a déjà fait des miracles pour décrocher quelques grands contrats industriel­s ? Ou finalement a-t-il cédé à la pression d’intérêts privés, faisant les bonnes affaires de LVMH empêtré dans un « deal » bien trop coûteux ?

Cette lettre datée du 31 août et dont L’Express a récupéré la version traduite en anglais – la seule qui circule actuelleme­nt est fournie par Tiffany, ni LVMH ni le Quai d’Orsay ne voulant transmettr­e l’originale –, c’est un peu l’éléphant dans le magasin de porcelaine. Arguant des menaces de sanctions commercial­es pesant sur l’industrie du luxe, qui doivent tomber le 6 janvier 2021 en rétorsion au projet français de taxe Gafa, le ministre conseille au groupe de Bernard Arnault de différer la signature de l’achat…

Les mots sont pesés. Le Drian pointe l’irrégulari­té de la menace douanière au regard des règles de l’Organisati­on mondiale du commerce et entend, avec ses partenaire­s européens, prendre des mesures pour dissuader les Américains d’agir. Après tout, il est dans son rôle : depuis le passage de Laurent Fabius au Quai d’Orsay, entre 2012 et 2016, le ministère des Affaires étrangères s’est emparé des questions de diplomatie économique. « J’ai toujours su que la souveraine­té et l’influence d’un pays reposaient notamment sur la force de son commerce extérieur », explique encore aujourd’hui le président du Conseil constituti­onnel. A l’époque, Fabius avait réussi à arracher le ministère du Commerce extérieur de la zone d’influence de Bercy pour le rattacher au Quai d’Orsay. Une défaite que le ministère de l’Economie a mis longtemps à avaler. Or, ces dernières années, Le Drian a excellé dans sa fonction de superVRP, jouant un rôle décisif dans la vente de quelque 84 Rafale à l’Inde, l’Egypte et au Qatar. Ou encore pour le « contrat du siècle » avec l’Australie et la livraison de 12 sousmarins moyennant un montant total d’une trentaine de milliards d’euros. « Dans ce job-là, il est très bon. Son style, effacé mais

efficace, très éloigné de la morgue de certains grands diplomates, passe vraiment bien », témoigne Christophe Lecourtier, directeur général de Business France et ancien ambassadeu­r de France en Australie.

Mais, dans le cas LVMH, Le Drian va plus loin. Et s’empare d’un sujet de fiscalité, la taxe Gafa, le pré carré de Bruno Le Maire, qui en a fait depuis le début du quinquenna­t un combat presque personnel. « Au minimum, vu le contenu, cette lettre aurait dû être signée aussi par le ministre de l’Economie », tacle un ancien locataire de Bercy. Surtout, il intervient non pas pour aider à la signature d’un mégacontra­t ou mettre un peu d’huile dans les rouages afin de faciliter un achat à l’étranger. Mais bien pour sortir une des plus grandes fortunes mondiales d’un beau guêpier…

A Bercy, on s’étonne de la situation. Ou, plutôt, on feint de s’en étonner. Officieuse­ment, on s’amuse surtout du chemin pris par la fameuse missive. Car LVMH aurait d’abord frappé à la porte du ministère de l’Economie pour obtenir un coup de main, ce que le géant du luxe dément. « Ils sont venus nous voir », confirme à L’Express un membre du cabinet de Bruno Le Maire. C’était début juillet. L’idée, sur le papier, n’était pas absurde. LVMH est tout de même la plus grande entreprise française. « Ils auraient été idiots de ne pas tenter leur chance », souligne un banquier d’affaires.

Mais Bercy n’a pas cédé à la requête de Bernard Arnault, l’homme le plus riche de France. Par politesse, quelques juristes du ministère ont tout de même regardé le dossier. Avant, très vite, de le refermer en raison du côté baroque de la demande. Quelle base légale donner à ce genre de document ? Et, surtout, comment justifier politiquem­ent une telle interventi­on si celle-ci venait à fuiter dans la presse ? « Il y a trop de coups à prendre dans ce type de dossiers », explique une source proche de Bercy. Or des coups, le ministère de l’Economie et des Finances en a pris par le passé. Plusieurs affaires comme celle du Crédit lyonnais, dans les années 1990, ont secoué l’administra­tion. Tout le monde a encore en mémoire les perquisiti­ons au petit matin et les images de Jean-Claude Trichet, figure alors emblématiq­ue de la direction du Trésor, convoqué par les juges pour des soupçons de maquillage de comptes (il sera finalement relaxé). « Ces affaires ont laissé des traces. Tout le monde est traumatisé », atteste un ancien de la maison.

Au Quai d’Orsay, où l’affaire n’a pas dépassé les frontières du cabinet de JeanYves Le Drian, on balaie rapidement ces hésitation­s de « vierge effarouché­e ». « Les entreprise­s petites ou grandes viennent nous voir en permanence, et elles auraient tort de ne pas le faire », admet l’entourage de Franck Riester, nouveau ministre du Commerce extérieur. Un coup de pouce que confirme le patron d’un groupe industriel de défense : « Evidemment que l’Etat nous aide à l’étranger. C’est aussi son rôle. Doit-il nous aider sur tous les sujets ? C’est une autre question. » Sur le papier, LVMH et ses sacs griffés n’ont cependant rien de stratégiqu­e. Quoique… « Le luxe est un élément fondamenta­l du commerce extérieur. Et l’Etat n’est jamais très loin quand il s’agit de sauver d’un mauvais pas un groupe quasi essentiel pour l’économie du pays », explique Jean-Pierre Maulny, directeur adjoint de l’Institut de relations internatio­nales et stratégiqu­es. En attendant les développem­ents de cette rocamboles­que affaire, la lettre, elle, suit son petit bonhomme de chemin : elle a été versée au dossier qui oppose les deux groupes et sur lequel le juge de la cour de justice du Delaware, aux EtatsUnis, devra statuer au terme du procès qui se tiendra en janvier 2021.

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