Le retour en grâce de Staline
Poutine occulte les exactions du dictateur pour ne voir en lui que le vainqueur de la Seconde Guerre mondiale. Une façon de créer une continuité historique artificielle entre les deux époques.
En bordure de cette clairière de la forêt de Sandarmokh, en Carélie, dans le nord de la Russie, la terre est légèrement tassée au pied des sapins. Un portrait est cloué sur chaque tronc, assorti d’un nom et d’éléments biographiques. Les dates de décès sont toujours les mêmes : 1937 ou 1938, au paroxysme de la « Grande Terreur ». Ici, plus de 6 000 prisonniers politiques ont été assassinés par le NKVD, la police politique de Staline, ancêtre du KGB. Amenés de nuit, par camions entiers, les détenus étaient tués d’une balle dans la nuque, puis jetés dans des centaines de fosses communes. Ce sont elles qui causent ces dénivelés.
Le lieu a été découvert par un historien spécialiste des répressions staliniennes Youri Dmitriev, qui le transforma en 1997 en mémorial. Chaque année, le 5 août, une cérémonie y rassemble les descendants des victimes, et des délégations venues de l’exURSS et de pays voisins ayant eux aussi souffert de la folie criminelle du dictateur. Au début, les autorités russes soutiennent ce travail de mémoire ; le Service fédéral de sécurité de la fédération de Russie ouvre même ses archives au chercheur. Mais, à partir de 2014, leur attitude change. Dans la foulée de l’intervention militaire en Ukraine et de l’annexion de la Crimée, les relations se tendent avec l’Occident : plus question pour Moscou de faire chaque année acte de contrition devant des Finlandais, des Polonais et des Ukrainiens.
On fait comprendre à Dmitriev que son travail et ces cérémonies dérangent. L’historien s’obstine : cela lui vaudra des années de persécution judiciaire.
Ce 29 septembre, Youri Dmitriev attend le verdict de la Cour suprême de Carélie. Depuis son arrestation en décembre 2016 pour des accusations de pédopornographie – que ses soutiens dénoncent comme étant montées de toutes pièces –, l’accusé passe son temps entre procès en appel et détention provisoire. Après qu’il a été reconnu coupable en juillet, mais condamné à une peine légère, le parquet russe a fait appel. Il risque des années de prison.
Cet acharnement est bien un signe des temps : l’heure est à la réhabilitation de Staline. Depuis le début des années 2010, des dizaines de statues du Petit Père des peuples ont fait leur apparition dans des expositions consacrées à la Seconde Guerre mondiale, où il trône fièrement. Une mosaïque le représentait même en vainqueur de l’Allemagne nazie dans la toute nouvelle cathédrale centrale des forces armées, à l’ouest de Moscou. Face à la mobilisation des internautes russes, elle a toutefois été retirée quelques jours avant l’inauguration du bâtiment, en mai dernier, par le ministère russe de la Défense.
Chaque fois, la démarche est identique : le pouvoir actuel cherche à réécrire l’Histoire en ne retenant que le maréchal victorieux de l’Armée rouge et en occultant ses atrocités. En juin, dans un article publié dans la revue américaine National Interest, Vladimir Poutine insiste sur le fait que « contrairement à de nombreux chefs d’Etat européens, Staline ne s’est jamais abaissé à rencontrer Hitler », tout en éludant rapidement la question des répressions, le tyran rouge étant « un produit de son époque ».
Ce discours marque un retour en arrière de quelques décennies. Après la parenthèse Khrouchtchev, entre 1953 et 1964, qui avait fait l’inventaire du stalinisme, « on constate dès Brejnev [1964 à 1982] une nette “restalininisation”, décritl’historien Sergueï Bondarenko, membre de l’association Mémorial, qui recueille des documents sur la coercition soviétique. Le cinéma, en particulier, le met en avant comme le vainqueur de la Seconde Guerre mondiale. Et le Staline que l’on revoit depuis dix ou quinze ans, c’est ce Staline brejnévien, inoffensif, dont on peut facilement se réclamer ».
L’objectif de Poutine ? Recoller les morceaux de l’histoire russe. Il s’agit de gommer les contradictions des révolutions de 1917 et de 1991 et d’inventer une continuité entre l’Empire, l’URSS et la Russie actuelle. Et, surtout, de souligner le point commun à toutes ces époques : la puissance de l’Etat et de l’armée. Sont donc célébrés dans un même élan Staline et Nicolas II, ainsi que les exploits militaires russes lors de la bataille de Stalingrad, des guerres napoléoniennes ou… de l’annexion de la Crimée.