Comment le régime tente de formater la jeunesse
Incitées par Pékin, les autorités locales poussent les éditeurs à expurger les manuels scolaires de contenus jugés sensibles. Les enseignants sont inquiets.
C’est l’estomac noué que Shum, trentenaire aux lunettes rondes, se prépare à la reprise des cours dans son lycée du quartier populaire et commerçant de Sham Shui Po, situé dans la partie continentale de l’archipel. Le climat de censure (et d’autocensure) est si pesant que cet enseignant ne sait plus quels thèmes il pourra aborder ni quels débats lancer devant ses élèves. « Tout est devenu un potentiel sujet “sensible” aux yeux des autorités », résume ce professeur d’éducation civique, qui a peur d’être « dénoncé pour un rien par des parents ou des collègues ».
La promulgation, le 30 juin, de la loi sur la sécurité nationale concoctée par Pékin pour mater l’esprit frondeur de l’ex-colonie britannique, secouée depuis plus d’un an par un immense mouvement prodémocratie, a eu des répercussions concrètes sur les établissements scolaires. Des slogans protestataires ont été interdits, des manuels, expurgés d’éléments susceptibles de froisser le gouvernement chinois, et les enseignants, sommés par le ministère de l’Education hongkongais « d’examiner le matériel pédagogique » pouvant relever des quatre types d’infractions définies par la nouvelle loi : subversion, séparatisme, terrorisme et collusion avec des forces étrangères.
Il y a encore quelques mois, la séparation des pouvoirs entre Hongkong et Pékin était une des fiertés de l’identité du territoire semi-autonome. « Ce concept a été balayé des manuels cet été, et les autorités hongkongaises ont affirmé que Pékin, seul, dominait. Si je maintiens que la séparation existe, je suis hors la loi et, si je m’aligne sur le discours officiel, je fais mentir le droit constitutionnel », soupire Shum, qui se dit « très déstabilisé ».
Ses confrères sont tout aussi inquiets. « Imaginons que j’étudie la liberté chez Dickens ou la folie du pouvoir dans Le Roi Lear : ne va-t-on pas m’accuser d’utiliser des métaphores pour viser le régime central ? » se demande une professeure de littérature anglaise. Certains enseignants n’osent même plus évoquer le Covid-19, par crainte de devoir se censurer sur la responsabilité de l’empire du Milieu dans la pandémie.
Le géant asiatique a toujours considéré que le système éducatif hongkongais, hérité des Britanniques, et distinct du sien, posait « problème ». En 2012, les autorités de l’archipel, alignées sur celles de Pékin, avaient tenté d’introduire un cours d’éducation patriotique chinois dans le cursus scolaire, mais le projet s’était heurté au refus catégorique des Hongkongais. Aujourd’hui, les lycéens sont d’autant plus dans le collimateur qu’ils ont largement participé aux manifestations de ces derniers mois. Sur les quelque 10 000 personnes arrêtées depuis juin 2019, près de 1 sur 6 est mineur.
Une matière est particulièrement ciblée : les liberal studies, cours d’éducation civique et morale introduites en 1992 par les Britanniques, cinq ans avant le passage de l’archipel sous la tutelle chinoise. Cette discipline, enseignée dans près d’un tiers des collèges et obligatoire pour les lycéens, est destinée à forger l’esprit critique. Mais des parlementaires pro-Pékin l’ont rendue récemment responsable du « comportement violent et radical de certains jeunes ».
Pendant l’été, le ministère de l’Education hongkongais a passé au crible les manuels de liberal studies. Certaines notions, qualifiées de « poison » par les médias chinois, ont été supprimées par six éditeurs (pour la plupart liés au régime communiste), comme celle de désobéissance civile. Ont également disparu toute référence à « la montée du localisme » – ce mouvement partisan d’une plus grande autonomie de l’archipel – de même que les photographies des manifestations prodémocratie ou du massacre de la place Tiananmen, en 1989, à Pékin. Les enseignants restent libres de choisir d’autres supports pédagogiques, non recommandés, mais ils se savent surveillés.
Déjà l’an dernier, pas moins de 200 enquêtes ont été lancées contre des professeurs soupçonnés d’avoir incité des élèves à se rebeller. Des formations leur sont dispensées pour leur donner une « compréhension correcte » de la Constitution locale, c’est-à-dire fidèle à la lecture qu’en fait Pékin. Et les dernières recrues en date sont interrogées sur leurs opinions politiques. « Nous glissons vers une éducation patriotique où l’école servira la propagande du régime », dénonce Tin Fong Chak, vice-président du syndicat d’enseignants HKPTU, qui redoute un « endoctrinement ». Selon un sondage publié en juin par cette organisation, environ un tiers des professeurs disent qu’il leur a été enjoint, à l’oral, de ne pas tenir de propos politiques en classe ou sur les réseaux sociaux, et 80 % affirment avoir renoncé à évoquer en cours les sujets « sensibles ».