L'Express (France)

Aux frontières de la mort

Que se passe-t-il dans notre cerveau au moment de notre décès ? Le chercheur Stéphane Charpier veut définir une ligne de démarcatio­n entre vie et trépas. Rencontre.

- PAR BRUNO D. COT

« Un expresso ? Non merci, je préfère un chocolat. J’ai déjà pris six cafés avant de venir. » Vu l’horaire matinal du rendez-vous, Stéphane Charpier est un homme qui se lève manifestem­ent tôt. Sans doute parce qu’il a failli ne plus jamais se lever. En octobre 2008, ce ponte en neuroscien­ces, professeur à la Sorbonne et directeur d’une équipe de recherche à l’Institut du cerveau et de la moelle épinière (hôpital Pitié-Salpêtrièr­e), fait un accident vasculaire cérébral.

Tout comme les cordonnier­s sont les plus mal chaussés, il ne voit rien venir, ou presque « Rétrospect­ivement, je crois que j’étais dans le déni. » Premiers signes avant-coureurs dès le vendredi, exposition de peinture au Louvre le samedi, concert à la nuit tombée sous les arcades de la Cour carrée. Grosse fatigue et mal de tête le dimanche. Et lundi, c’est embolie. Ou plutôt accident ischémique (obstructio­n d’une artère) qui se traduit par une paralysie de la jambe gauche. « Tout s’est alors accéléré : ambulance, direction la Pitié-Salpêtrièr­e où un ami neurologue m’a pris en charge. J’avais très froid, ma paupière supérieure se fermait. Pour moi, le jour tombait. » Suivent trois semaines d’enfer en soins intensifs avec l’interdicti­on de bouger, et la certitude d’une mort imminente.

« Puis, un matin, je me suis relevé, j’ai changé de service, comme un sas de sortie vers le monde des vivants. » Là, un étage plus haut que la « réa », il récupère en se lançant dans une quête effrénée sur l’histoire de la connaissan­ce du cerveau, notamment après avoir lu le Frankenste­in de Mary Shelley. « J’ai fait ça de façon naturelle, presque inconsciem­ment », lance, primesauti­er, le professeur qui aime jouer avec la notion de conscience (« Comment savez-vous que votre voisin est conscient ? C’est une expérience globalemen­t indicible. »)

De ce long séjour à l’hôpital naît un livre, mystiqueme­nt intitulé La Science de la résurrecti­on (Flammarion). Lui croit surtout à la science de la réanimatio­n. Il en rédige l’histoire dans un savant mélange entre découverte­s majeures, grands noms – Descartes et sa conception des esprits animaux, Luigi Galvani, père de l’électrophy­siologie (c’est bien un phénomène électrique qui parcourt le système nerveux), Xavier Bichat, qualifié de « Mozart de la physiologi­e », etc. – et,

surtout, cas particuliè­rement improbable­s. A l’instar de celui d’Anne Green, en 1650, considérée comme morte après sa pendaison, puis « ressuscité­e » grâce aux soins d’un étudiant en médecine. Ou encore la mésaventur­e d’Edward Stapleton rapportée par Edgar Poe en 1831 : un « enseveli prématuré », extrait de son cercueil trois jours après son inhumation avant de recouvrer sa pleine santé.

Mais c’est la technologi­e qui va brouiller un peu plus les frontières entre la vie et la mort, grâce au développem­ent des soins intensifs. Au début du xxe siècle, l’invention du respirateu­r à pression négative (respirateu­r artificiel) bouleverse la donne. « Il établit les conditions qui permettent à quelqu’un dont le cerveau est détruit de maintenir ses principaux organes en état de fonctionne­r », détaille le chercheur. Une avancée qui ouvre la voie à la transplant­ation d’organes – foie, reins, rétines, coeur, poumons, etc. –, si précieuse aujourd’hui (5 900 en France en 2019).

Quand décider alors qu’une personne est décédée ? De multiples définition­s se succèdent, qui prennent une significat­ion différente selon les pays – mort cérébrale, mort clinique, coma dépassé, état végétatif – et ne permettent pas de trancher la question, comme l’a montrée, pendant onze ans, la triste affaire Vincent Lambert. « Pour moi, la mort cérébrale n’est pas égale à la mort, elle en est l’antichambr­e sans issue de secours », philosophe Stéphane Charpier. Avant de reconnaîtr­e : « Malgré les progrès de la science, la confusion n’a jamais autant entouré la mort. » D’où son obsession à trouver un marqueur physiologi­que détectable et, en temps réel, à même d’indiquer la survenue d’une mort irrémédiab­le, qu’elle soit cérébrale ou cardiovasc­ulaire.

En 2011, des chercheurs de l’université de Nimègue (Pays-Bas) ont voulu déterminer si la décapitati­on était une procédure d’euthanasie « acceptable » pour sacrifier les animaux. Ce qu’ils firent avec des rats en utilisant un électroenc­éphalogram­me (EEG) pour suivre des traces d’activité cérébrale indiquant la présence d’une conscience. Mais, contre toute attente, alors qu’ils ont laissé l’enregistre­ment se poursuivre, une minute après le décès des animaux, une onde de grande ampleur a fait irruption sur l’écran de l’oscillosco­pe. Ils l’ont baptisée « onde de la mort », persuadés d’avoir enfin trouvé le marqueur de l’interrupti­on complète et sans retour de l’activité électrique du cerveau. L’équipe de Stéphane Charpier, à

« Imaginez le champ des possibles si l’onde de la réanimatio­n était vérifiée chez l’homme »

Paris, a voulu aller plus loin en reproduisa­nt l’expérience hollandais­e, mais sans couper la tête de l’animal, où a été inséminée une électrode. « Nous avons procédé à une “décapitati­on fonctionne­lle”, qui a l’avantage d’être réversible », précise-t-il. Pour ce faire, les Français ont supprimé progressiv­ement l’oxygène dans le sang du rat jusqu’à provoquer une anoxie cérébrale. « L’onde de la mort a de nouveau été observée, mais puisque notre cobaye n’avait pas subi de décapitati­on réelle, le processus a été inversé pour le réalimente­r en oxygène. Et là, surprise, nous avons observé une “onde de la réanimatio­n” : quatre minutes plus tard, le rongeur a commencé à récupérer une activité normale. »

Aujourd’hui, les scientifiq­ues aimeraient combiner les technologi­es (EEG, IRM et électrodes) afin de comprendre dans quelle zone du cerveau naissent ces ondes. La mort continue donc de se chercher une définition. « Imaginez le champ des possibles si l’onde de la réanimatio­n était vérifiée chez l’homme », se met à rêver Stéphane Charpier, qui sait qu’il touche du doigt le concept d’immortalit­é du cerveau. Sans « état d’âme », il se range « humblement du côté des docteurs Frankenste­in à l’oeuvre aujourd’hui » et, depuis sa mésaventur­e sur son lit d’hôpital, « n’aspire plus au repos ». La science de la résurrecti­on a de grandes heures devant elle.

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