L'Express (France)

Marie-Jo Bonnet : « Nier la maternité biologique est un non-sens »

Homosexuel­le et pionnière du MLF, l’historienn­e s’oppose à la PMA pour toutes et à la GPA. Au nom d’un féminisme ancré dans la différence sexuée.

- PROPOS RECUEILLIS PAR CLAIRE CHARTIER

UNE FOULE D’ARGUMENTS et de contre-arguments sont déployés autour de la PMA pour toutes. Mais il en est un qu’on souligne peu : l’effacement de la femme devant la technique. Et celle qui s’emploie le mieux à analyser cet aspect du débat n’a pas le profil attendu : en 1971, la jeune Marie-Jo Bonnet, militante des premiers jours du Mouvement de libération des femmes (MLF), fondait avec des camarades homosexuel­les le très radical mouvement des Gouines rouges. Quarante ans plus tard, l’historienn­e que les néoféminis­tes déconcerte­nt ferraille toujours. Elle a participé en 2013 à la création du CoRP, le Collectif pour le respect de la personne, aux côtés de la philosophe Sylviane Agacinski, des écrivaines Eliette Abécassis et Alice Ferney ou de la psychanaly­ste Marie Balmary. Son essai, La Maternité symbolique (Albin Michel), brocarde la PMA pour toutes et la GPA. Au nom de la mère qu’elle a choisi de ne jamais être.

En 1970, vous lanciez, avec d’autres militantes, le MLF. En 2020, une élue féministe et lesbienne, Alice Coffin, obtient la démission du bras droit de la maire de Paris pour ses liens avec un écrivain pédophile. Etes-vous fière de la relève, ou au contraire déconcerté­e ?

Marie-Jo Bonnet Du point de la vue de la visibilité lesbienne, Alice Cofn incarne quelque chose de nouveau, c’est certain. Jusque-là, seuls les gays étaient parvenus à conquérir le pouvoir. Elle me semble plus l’héritière des mouvements de lutte contre le sida, de l’activisme façon Act Up, que du MLF. Quant à parler de « génie lesbien » [NDLR : titre de son livre paru chez Grasset], je trouve cela étrange. Le génie n’a pas de sexe. Au MLF, les hétéros étaient aussi rebelles que les autres. Jamais il ne nous serait venu à l’esprit de soutenir qu’ils avaient moins de « génie » que nous. C’est une absurdité, qui ne fait qu’éclater la lutte.

Le féminisme a toujours été divisé en diverses sensibilit­és. Où est la nouveauté ?

A l’époque du MLF, une énergie phénoménal­e nous rassemblai­t ; nous organision­s des assemblées générales aux Beaux-Arts, nous écrivions des articles et des livres, nous tournions des films. Nous ne pensions pas devoir nous définir par rapport à ce que les hommes nous faisaient, mais par rapport à notre désir d’émancipati­on, à ce que nous étions et aux relations que nous entretenio­ns avec les autres femmes. Parler surtout de la violence masculine, comme c’est le cas aujourd’hui entre tous ces groupes, ne suft pas. Les hommes ont aussi à « évoluer », c’est certain, mais le changement commence aussi en nous et entre nous, les femmes.

Le MLF était un mouvement non mixte, ce qui n’était pas un signe très encouragea­nt à l’adresse des hommes…

Nous avions besoin de pouvoir nous parler entre femmes ; à l’époque, les hommes savaient toujours mieux que nous ce qu’il fallait faire pour se libérer ! Le mot qui revenait beaucoup dans nos bouches était celui d’« oppression » (masculine), plus que celui de « patriarcat ».

Quelle est la nuance ?

Le MLF est né dans l’élan émancipate­ur de Mai 68 ; il s’agissait de changer de fond en comble la société et, pour nous, de prendre en main notre destin de femme, avec ses difcultés, mais en regardant devant soi. Moi, j’ai choisi ma vie, assumé mon choix de ne pas avoir d’enfant. Renvoyer sans cesse au patriarcat, c’est donner une définition passive de la femme. Comment aurionsnou­s pu nous montrer créatives si nous nous étions vues comme de pauvres victimes impuissant­es ?

Les études de genre se sont beaucoup développée­s depuis les années 1970. Qu’apportent-elles ?

Elles neutralise­nt le féminisme. Lorsqu’on soutient que le sexe n’existe plus, qu’il n’y a que des genres construits, cela signifie qu’il n’existe pas de spécificit­é féminine – pas même la maternité –, que la biologie n’a plus d’importance. C’est un non-sens. Il faut relier la maternité biologique à la maternité symbolique, le corps à la politique, dans une perspectiv­e universali­ste. Je trouve aberrante cette « intersecti­onnalité » des luttes, qui place les femmes noires d’un côté, les blanches de l’autre. Quand on me parle des « féministes blanches », cela me fait un drôle d’effet ! Ce type de mouvement contribue à la destructio­n de ce qui fait la vie commune.

Le féminisme se résumerait-il trop au combat pour l’égalité ? Il pose une question plus large, celle de savoir qui nous sommes en tant que femmes. A l’époque du MLF, nous refusions que la morale, les institutio­ns, les pressions économique­s nous imposent notre conduite : avoir des enfants, rester à la maison, etc. Cela ne nous a pas empêchées, à travers l’histoire des femmes que nous avons peu à peu écrite, de chercher et de retrouver toutes nos mères symbolique­s, artistes, écrivaines, militantes… La maternité fait partie de l’identité féminine.

Homosexuel­le militante, vous êtes contre la PMA pour toutes et la GPA...

Je suis contre la médicalisa­tion de la procréatio­n. On fait comme si la naissance d’un bébé n’était qu’une succession d’actes techniques : on stimule les ovaires pour produire des ovocytes, on les extrait du ventre de la femme pour en féconder un avec du sperme, on réintrodui­t l’embryon dans un second ventre, ou le même. Le langage lui-même efface la mère biologique. On parle de « donneuse », de « gestatrice ». On dénaturali­se la femme en la séparant

de son sexe. La GPA pousse cette logique à son comble. Il y a éclatement de la notion maternelle, entre la mère génétique qui participe à la conception de l’embryon par son don de gamètes, la mère gestationn­elle qui porte l’enfant et la mère « sociale ». La mère porteuse n’est plus qu’un « utérus sur pattes », comme dirait Margaret Atwood, l’auteure de La Servante écarlate. Cette tentation du matricide est très ancienne. La culture grecque masculine remplaçait déjà la mère par la patrie. « Je ne suis née d’aucune mère », disait Athéna. Mais, aujourd’hui, par le pouvoir bien réel des biotechnol­ogies, auxquelles les féministes ont du mal à résister, cet effacement s’accomplit dans l’indifféren­ce.

N’est-ce pas légitime de permettre à des lesbiennes en couple d’être mères, dès lors que la technique le leur permet ? C’est un choix social, non une question d’égalité, puisque les hommes et les femmes ne sont pas logés à la même enseigne : les premiers ne peuvent pas procréer, les secondes si. Les couples de femmes qui réclament la PMA veulent constituer des « familles comme les autres », mais elles ne sont pas comme les autres, et je ne pose aucun jugement moral en disant cela. Il faut tout de même accepter le fait que lorsqu’on est lesbienne, on ne peut pas faire d’enfant avec une femme ! Au temps du MLF, la revue Le torchon brûle s’insurgeait contre cette volonté de gommer la différence des sexes, dont la maternité est le marqueur : « Ce serait refuser l’ovulation, le fonctionne­ment de la matrice, c’est-à-dire refuser la seule chose qui, pour l’instant, nous permet de nous repérer, de nous identifier en tant que femmes », disait-elle. Et d’ajouter : « Cette tendance “égalitaris­te”, en éliminant un des termes de la contradict­ion, supprime le moment de la lutte. » Ces propos me semblent toujours aussi justes.

Mais si la médecine permet de repousser ces limites naturelles, justement ?

Alors, on accepte que la technique décide pour les femmes, que les médecins prennent le pouvoir sur leur corps. La PMA pour toutes mènera à des situations aberrantes. Prenez un couple de femmes, l’une de 40 ans veut un bébé, l’autre de 30 ne veut pas être enceinte. Celle de 40 ans portera l’ovocyte fécondé de l’autre. Mais comme elle est déjà âgée pour une grossesse, elle devra subir une forte stimulatio­n hormonale. Et vous appelez cela la liberté ? Avec la PMA, les lesbiennes s’aliènent pour rentrer dans la norme, parce que, dans notre société, une femme a forcément des enfants.

Pourquoi ce désir de maternité ne serait-il pas profondéme­nt sincère ?

Il l’est, sans doute, mais il s’inscrit dans un formatage puissant. Si vous n’avez pas de bébé au bout d’un an de tentatives répétées, on vous déclare infertile. L’injonction moderne à la maternité précipite les femmes dans le florissant marché de la reproducti­on. Les lesbiennes se sont toujours arrangées pour avoir des enfants, en recourant au sperme d’un copain. C’est le sida qui les a fait basculer du côté de la normalisat­ion homosexuel­le, réclamée par les gays. Certains, d’ailleurs, minoritair­es, ne sont pas d’accord avec l’évolution actuelle. Ma position n’a rien à voir avec la morale. Je n’ai jamais été contre l’homoparent­alité. Mais ces techniques nient la réalité de la filiation et, en tant qu’historienn­e, je sais l’importance de savoir d’où l’on vient. Le livret de famille de l’enfant né par PMA pourrait comporter les mentions « mère biologique et mère d’intention », par exemple. Dans les pays pratiquant la GPA, on voit la volonté d’empêcher la femme qui a porté l’enfant de le réclamer à la naissance : elle signe un contrat dans lequel elle s’engage à disparaîtr­e dès qu’elle a accouché. Et ce sont les femmes pauvres qui « prêtent » leur corps. Pour une féministe, il y a là quelque chose de révoltant.

« Je suis contre la médicalisa­tion de la procréatio­n. On fait comme si la naissance n’était qu’une succession d’actes techniques. Le langage lui-même efface la mère biologique : on parle de “donneuse”, de “gestatrice” »

Vous accuse-t-on de traîtrise à la cause homosexuel­le ?

On me laisse parler parce que je suis lesbienne, que j’ai derrière moi ma jeunesse militante, mes livres, et parce que j’ai consacré ma vie à l’émancipati­on des femmes. Mais cela n’empêche pas que je sois stigmatisé­e quand j’ose m’exprimer dans la presse favorable à la Manif pour tous. Le débat est devenu impossible sur ce sujet. C’est comme un tank qui avance et qui écrase tout.

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