L'Express (France)

Sous les mots, c’est la guerre...

La linguiste Julie Neveux décortique les expression­s polémiques et les métaphores chocs qui ont émaillé l’actualité politique récente.

- PAR JULIE NEVEUX* * Julie Neveux est linguiste, maîtresse de conférence­s à l’université Paris-Sorbonne. Elle vient de publier Je parle comme je suis. Ce que nos mots disent de nous (Grasset).

NOS POLITIQUES NOUS LE RAPPELLENT SANS CESSE : sous les mots, c’est la guerre. Certains termes qu’on pourrait croire à tort innocents (du latin « innocere », « ne pas nuire ») ont, en réalité, un fort pouvoir de nuisance, surtout lorsqu’on les gobe et les propage sans y prendre garde, nous qui ne faisons pas profession de rhéteurs.

Car le langage filtre toujours le réel qu’il prétend retranscri­re, il l’interprète, en livre sa version, subjective, non élucidée. Surtout quand il s’agit de métaphores, qui nous plongent, sans prévenir, sans analyse ni débat, dans l’espace mental, dans la structurat­ion cognitive de celui qui parle. Lorsque Emmanuel Macron, pour se moquer des opposants à la 5G et de leurs doutes, balance sa métaphore amish (« Je ne crois pas au modèle amish »), métaphore initiée par l’image de la lampe à huile (à laquelle il ne faut pas revenir), il esquisse une scène grotesque : s’agiterait, dans la pénombre, une bande d’arriérés barbus et réactionna­ires.

Seulement, plutôt que de nous faire ressentir la pertinence de l’analogie (et courir à Darty faire le plein d’halogènes), la métaphore dévoile ici surtout l’intention rhétorique : le persiflage. En effet, une métaphore, pour être efficace, doit faire naître une étincelle (visionnair­e), étincelle activée par un conflit catégoriel, comme le nomment les linguistes. Quand vous vous écriez, depuis votre table d’opération, où l’anesthésie a cessé d’agir : « A l’aide, sortez-moi de là, ce chirurgien est un vrai boucher ! », on comprend que le sang coule (trop, à votre goût), car la catégorie « boucher », dans nos esprits, est associée au sang.

En France, on ne pratique pas assez le mode de vie amish pour qu’il puisse constituer un quelconque

« modèle », autrement dit pour qu’une caractéris­ation catégoriel­le typique, à savoir un refus obstiné des progrès de la civilisati­on, soit disponible. La métaphore, donc, tombe à plat, et son flop retentit jusque dans le jeu de mots aussitôt proposé par les écolos, ces véritables « amis(h) » de la planète.

Plus dangereuse­s, car autrement efficaces, sont les métaphores autour du mot « sauvage », qui, depuis l’aube de nos sociétés plus civilisées que les autres, se voit opposé, cognitivem­ent, à la catégorie « civilisati­on », face à laquelle il incarne toujours la menace. Les analogies qui l’exploitent transmette­nt toujours le même sentiment : la peur. En grec ancien déjà, le barbare (barbaros) était l’étranger, celui qui ne parlait pas le grec (langage de la civilisati­on supérieure), celui qui, en guise de parole, éructait des borborygme­s dénués de sens.

W FAIRE OEUVRE D’EXCLUSION

On retrouve ensuite les mots « barbare », « sauvage » et « primitif » dans tous les discours de ceux qui tentent de légitimer une « mission civilisatr­ice », d’asseoir une domination subreptice et de faire oeuvre, dans le langage, d’exclusion (en regroupant entre eux les inclus éduqués, ceux avec les halogènes). Le « sauvage » ne parle sans doute guère mieux que le barbare, mais lui vient de la forêt (du latin silva), autre zone non civilisée, d’où il sort pour nous faire violence, surtout s’il est à l’origine d’un processus massif d’« ensauvagem­ent » de nos sociétés. Dire « ensauvagem­ent », ce n’est pas décrire une réalité quelconque (les faits de violence), c’est agiter le spectre d’un processus inexorable et global (les affixes « en- » et « -ment » construisa­nt le sens d’entrée dans un état définitif ) et éviter, fort à propos, de nommer qui seraient, par ailleurs, les sauvages.

C’est encore une arme métaphoriq­ue que brandit Emmanuel Macron pour clore la querelle sémantique et le bec des journalist­es qui auraient « fait le Kama-sutra de l’ensauvagem­ent », la métaphore du Kama-sutra taxant les médias de lubricité oisive et le dressant, lui, le censeur, en maître ès bonnes moeurs décentes. A l’obscène notre président préférerai­t « le réel » et « les gens » – « Ce qui m’importe, c’est le réel ! Demandez aux gens ! Les gens, ils n’en ont rien à faire. Ils veulent qu’on règle leurs problèmes. » « Les gens », cette expression bien de notre air du temps catégorisa­nt (Jean-Luc Mélenchon et Marine Le Pen l’adorent) est un outil démagogiqu­e efficace : elle affiche le souci concret du prochain (mais lequel ?) et crée l’illusion d’une unanimité (invisible, non référencée et silencieus­e). Les vraies gens, on les aime, et on les comprend, du moment qu’on ne débat pas avec eux. Parce que, entre gens civilisés, on ne parle pas, on se moque.

On trouve les mots « barbare »,« sauvage » et « primitif » dans tous les discours de ceux qui tentent de légitimer une « mission civilisatr­ice », d’asseoir une domination subreptice

Newspapers in French

Newspapers from France