Amin Maalouf ressuscite le miracle grec
Avec Nos frères inattendus, l’académicien humaniste imagine notre monde, au bord du cataclysme nucléaire, sauvé par des rescapés d’Athènes.
AMIN MAALOUF EST UN HOMME COURTOIS, extrêmement courtois, capable de vous annoncer avec une délicatesse infinie les pires catastrophes. Trois de ses derniers essais, Les Identités meurtrières, Le Dérèglement du monde et Le Naufrage des civilisations donnent la mesure de son état d’esprit. « J’avais des rêves dans ma jeunesse, confie le Levantin dans le calme de son appartement parisien, des rêves pour mon pays natal, le Liban, pour l’Europe, d’universalisme aussi, et tout cela s’est écroulé. » Mais il est une autre vérité qui gouverne la vie de l’académicien français : « Si un écrivain doit être lucide, il n’a pas le droit pour autant de propager le désespoir, c’est contraire à sa mission. Dans l’un de mes romans, un personnage dit : “Même quand on ne voit pas la lumière au bout du tunnel, il faut penser qu’on la verra à un moment donné.” » Alors, il nous l’offre, momentanément, cette belle lumière, cette bulle d’espoir sous la forme d’un roman qui, comme le proclamait Novalis, essaie de réparer « les manquements de l’Histoire ». Ici, c’est une population amie, Nos frères inattendus, qui vient nous sauver de nos égarements. Le Prix Goncourt 1993 pour Le Rocher de Tanios se lance donc dans l’anticipation. Une première ?
Pas vraiment. Les lecteurs les plus assidus se souviendront du féministe et tiers-mondiste Le Premier Siècle après Béatrice (1992), vision apocalyptique d’une planète où une « substance » insaisissable anéantit les femmes. Quelque trente ans plus tard, le sage Amin débride à nouveau son imagination, mais cette fois-ci, nul besoin de virus néfaste, l’apocalypse est d’ores et déjà là, à nos portes, sous la forme d’une prolifération nucléaire sauvage. Un égarement comme un autre (le choix était large), un danger réel aux yeux de l’écrivain : « Nous sommes au commencement d’une nouvelle course aux armements destructrice entre les Etats-Unis, la Chine, la Russie, souligne ce fin observateur de 71 ans ; par ailleurs, la miniaturisation et la diffusion des informations pourraient ouvrir la voie à des organisations terroristes ou mafieuses. » Dans Nos frères inattendus, c’est un maréchal d’une satrapie du Caucase qui vient jouer le grand méchant loup et le président des EtatsUnis, le redresseur de torts. Alors que ce dernier est sur le point d’enrayer les manoeuvres malfaisantes de l’autocrate, une immense panne bloque toutes les communications…
Ce n’est pas à Washington, mais sur un îlot breton du nom d’Antioche que nous découvrons cette panne mondiale en compagnie du narrateur, Alec Zander, dessinateur de comics. Propriétaire des quatre cinquièmes de cet îlot – le dernier appartenant à une romancière misanthrope –, il savoure ici une solitude ponctuée par quelques virées au bar des marins et par ses discussions avec le « passeur », un certain Agamemnon, puits de science venu d’on ne sait où. Cette quiétude îlienne, Amin Maalouf la connaît bien, qui effectue toute l’année des allers et retours entre l’île d’Yeu et Paris. « J’ai découvert tardivement le charme des îles et leurs liens privilégiés avec les écrivains, la qualité de concentration y est optimale », explique l’auteur, qui s’est amusé à parsemer son roman de quelques touches autobiographiques. Ainsi de la mascotte d’Alec, Groom, « le globe-trotteur immobile ». « Oui, c’est bien moi, j’ai passé une première partie de ma vie à parcourir le monde. J’ai assisté à la bataille de Saïgon en 1975, à la chute de la monarchie en Ethiopie, à la révolution iranienne… Puis, curieusement, quand j’ai commencé à écrire des livres, j’ai perdu l’envie de voyager, mais je suis toujours globe-trotteur dans la tête, la marche du monde me passionne. » Tout comme le miracle athénien, qui a vu éclore, avec Socrate, Platon, Euripide, Hippocrate, Aristote, etc., la philosophie, le théâtre, la médecine, l’architecture, la démocratie… Parce qu’il vient de ce Levant qui était à la fois grec, phénicien, égyptien, mésopotamien, Amin Maalouf s’est enflammé pour cette Grèce du ve siècle av. J.-C., éclairé par son ancienne camarade du Quai Conti, la grande helléniste Jacqueline de Romilly.
Banco ! Adieu extraterrestres et autres robots, nos sauveurs seront les rescapés de la Grèce antique. Au lieu de disparaître, certains contemporains de Démosthène ont en effet poursuivi la voie et gardé la flamme de l’excellence. Quand ils réapparaissent, ils ont effectué d’immenses progrès, notamment dans le domaine médical. Et c’est là que le bât blesse. Après avoir guéri de son cancer le président américain, « les amis d’Empédocle » voient affluer la terre entière vers leurs hôpitaux flottants. De quoi faire réfléchir sur notre « désir d’éternité, chemin vers la servitude ». Sans jamais pontifier, Amin Maalouf aborde ainsi au fil de ce délicieux suspense des thèmes fort sérieux, comme celui d’une médecine capable de retarder indéfiniment le vieillissement et la mort. « Or le sentiment d’être mortel est la raison d’être de la philosophie et de l’art », avertit l’auteur dans ce roman où certains mots résonnent particulièrement avec l’actualité. Et Amin Maalouf de voir dans la pandémie présente l’éventuelle possibilité d’une prise de conscience de la nécessité d’un monde plus responsable et adulte. La lumière au bout du tunnel…
NOS FRÈRES INATTENDUS PAR AMIN MAALOUF.
GRASSET, 336 P., 22 €.