Du sexe des anges
Fiction ou non-fiction? Les frontières poreuses entre les genres constituent un cassetête pour le monde de l’édition.
« Ils en ont parlé ! » Désormais, cette fameuse formule ne légende plus seulement le dessin d’un déjeuner de famille explosant à cause de l’affaire Dreyfus, mais la photographie d’un jury littéraire à l’issue d’une énième dispute sur la vraie nature des genres. Oh, pas ceux des écrivains de la rentrée, les trans y sont encore assez minoritaires, mais ceux des livres. Est-ce un roman ou pas ? Une fiction ou une non-fiction ? Une autobiographie ou une autofiction ?
Une biographie romancée ou un roman documenté ? De l’art ou du cochon ?
Où ranger les livres ?
Il n’y a pas que les jurés : critiques et libraires sont dans le même cas. Tous participent de cette crise existentielle : en être ou ne pas en être – oubliant au passage que certains des plus grands noms de la littérature, Claudel, Valéry, Borges pour ne citer qu’eux, insensibles à sa tyrannie, ne se sont jamais souciés d’écrire un roman. Ne sachant comment se tirer de ce mauvais pas, Wikipédia classe d’ailleurs leurs livres sous l’intitulé le plus neutre « OEuvres » ou, pire encore, « Publications ».
Où ranger les livres, c’est bien le problème, et pas uniquement chez soi. Or il est devenu plus aigu encore depuis que la question des frontières est passée de la géopolitique des experts à la morale du commun. D’un côté, on veut dissoudre celles qui se dressent entre les sexes ; de l’autre, on en restaure entre les nations. Depuis qu’un mur est tombé à Berlin, d’autres ont été érigés ailleurs. Il en a été de même dans les esprits.
Une catégorisation qui rassure
Dans le monde de l’édition comme dans le milieu littéraire (pitié, pas de « chaîne du livre » ou d’« acteurs du secteur » !), les catégories ont toujours rassuré. Mais déjà, dès lors qu’il s’agit d’échafauder une liste des meilleures ventes, le casse-tête menace – et le fameux « Palmarès » de L’Express, divisé entre « Fictions » et « Essaisdocuments » n’y échappe pas. A commencer par Yoga d’Emmanuel Carrère, le no 1 de la liste. En l’écrivant, l’auteur le considérait comme un roman, ce qu’il est effectivement, entre autres choses, l’hybridité des genres étant la manière même de Carrère ; mais il a finalement renoncé à le présenter comme tel sur la couverture pour ne pas donner l’impression de courir après les prix de rentrée. C’est peu dire que son cas fait débat, comme celui du Lambeau de Philippe Lançon que les jurys des prix Renaudot et Femina ont distingué, il y a deux ans, à l’égal d’un roman puisque telle est chaque année leur vocation, alors qu’il s’agit d’un pur récit autobiographique, témoignage d’une indéniable puissance littéraire. En remontant plus avant, jusqu’en 2009, la question fut déjà âprement discutée chez les Goncourt à la parution du Lièvre de Patagonie de Claude Lanzmann et d’Alias Caracalla de Daniel Cordier, deux grands livres de mémorialistes, finalement écartés pour cette raison même et en vertu d’une jurisprudence interne remontant à 1955, lorsque les Dix réunis chez Drouant se fendirent d’un communiqué regrettant de ne pouvoir couronner Tristes tropiques de Claude Lévi-Strauss.
Peur d’ouvrir la boîte de Pandore
Certains ouvrages demeurent inclassables tant ils empruntent au meilleur de toutes les écritures, du De sang-froid de Truman Capote aux « romans sans fiction » de Javier Cercas, en passant par Le Chant du bourreau de Norman Mailer ou les textes de William T. Vollmann. Au vrai, rien n’inquiète plus un jury que d’ouvrir la boîte de Pandore en acceptant dans sa sélection des livres qui ne relèvent pas de l’imagination, puisqu’ils sont ancrés sur l’expérience, le vécu de l’auteur. Or, on le sait, ce n’est pas tout de raconter sa vie ou celle des autres, encore faut-il les transfigurer par la littérature et la fiction ; les grands modèles ne manquent pas, de la guerre de Troie (ré)inventée par Homère au faubourg Saint-Germain ressuscité par Proust.
N’empêche, je me souviens de l’étonnement de ce libraire de Brooklyn auprès de qui je me désolais de ne pouvoir trouver l’édition américaine d’A la Recherche du temps perdu, et qui m’amena jusqu’au rayon « Gay » où elle se trouvait ; sa réaction vaut bien celle de son collègue parisien auprès de qui je me plaignais de ne pas voir Paris au mois d’août de René Fallet dans sa prestigieuse librairie, et qui me transporta jusqu’au rayon « Tourisme » où l’ouvrage m’attendait… Soit les genres littéraires tiennent bon au risque d’une certaine rigidité, soit les éditeurs suppriment tout sous-titre sur leurs couvertures au risque de la confusion générale. En attendant, on n’a pas fini de disputer du genre des livres, comme du sexe des anges.