L'Express (France)

L’aporie des parodies

- Christophe Donner, écrivain. Christophe Donner

On n’en a jamais vu autant, des photograph­ies de Cindy Sherman. Elles y sont toutes, ou presque, ce qui donne à cette rétrospect­ive montée par la Fondation Louis-Vuitton un parfum de consécrati­on : « C’est une icône », nous assure-t-on. Un terme qui risquerait de s’user, attention. C’est pour moi la première exposition en masque obligatoir­e, remontez-le au-dessus du nez, s’il vous plaît. Mais, si je le remonte, la buée recouvre les verres de mes lunettes, c’est fâcheux pour voir les photos de Cindy Sherman. Une fois, deux fois, est-ce qu’ils appellent la sécurité au bout de la troisième fois ? Je finis par comprendre : le masque est fait exprès, c’est parce qu’il en est beaucoup question dans la vie et l’oeuvre de cette artiste. Il se pourrait même qu’il ne soit question que de ça. Le seul autoportra­it d’elle au naturel, c’est-à-dire non maquillée, non déguisée, en quelque sorte un Cindy Sherman d’avant Cindy Sherman, est un triptyque violacé, intitulé I Hate You (1975), qui la représente en gros plan avec trois expression­s différente­s. Serait-ce dans la haine de soi que se réalise la vocation de la photograph­e ? Haine jusqu’à disparaîtr­e derrière les parodies d’actrices de cinéma :

« Je me photograph­ie, mais ce n’est pas moi. » Premier paradoxe acrobatiqu­e. Cindy se met en scène en Bardot approximat­ive, en Magnani douteuse, les décors sont des références, mises en abyme de ready-made, l’acrobatie donne le vertige, mais, puisque ce n’est pas elle, on s’en fiche un peu.

C’est qui ? Peu importe, le mystère est créé, la mission, accomplie. Et puis la technique est tellement remarquabl­e, le travail si méticuleux, que ça mérite une médaille. Le succès ne répond pas à la question, il l’écrase. Le passage à l’Ektachrome ne nous dit pas plus où elle veut en venir : est-ce une charge contre la grandiloqu­ence hollywoodi­enne ? Une revanche de starlette éconduite ? Ça doit forcément dire quelque chose de son époque, on pardonne ce petit air de supériorit­é à l’égard du mauvais goût des petites gens. N’empêche qu’avec la même pellicule, au même endroit et au même âge, Nan Goldin a montré la vie des autres et la sienne, la douceur du regard en guise de maquillage, l’amour du malheur comme éclairage, et la mort pour récit. Il y a chez Nan Goldin tout ce qui aura manqué à l’oeuvre parodique de Cindy Sherman : les autres et elle-même.

Cindy Sherman confesse son incapacité de photograph­ier les autres. Elle n’ose pas leur demander ce qu’elle s’inflige. Cette altérité contrariée signale aussi l’épaisseur de l’inhibition, et c’est ce qui fait de chacune de ses photograph­ies une introspect­ion inaboutie. Dans ce carnaval de vieux enfants, qu’elle se grime, se déguise en quelque personnage que ce soit, qu’elle tente de se compromett­re dans quelque situation, elle n’atteint jamais ce petit moment de folie, de beauté que des innocents, des passants, des stars, un frère, un amant ont offert à l’objectif de Goldin. Chez Sherman, l’image est clean jusque dans le simili-trash.

Au bout de cette pléthoriqu­e rétrospect­ive, on n’a jamais été ému ni troublé, encore moins amusé et, surtout, on n’a rencontré personne. La sophistica­tion des procédés n’aura jamais réussi à nous faire oublier l’absence de cadre, de profondeur, de hors-champ. Moralité, la parodie sociétale est une impasse, une aporie esthétique. L’artiste qui s’y adonne trop longtemps se fatigue, s’enferre, et nous avec.

Pour vous reposer,montez à l’étage au-dessus. Vous allez tomber sur l’immense autoportra­it d’Andy Warhol, pour le coup iconique. Et puis sur la série de Samuel Fosso. Enfin toute une ribambelle d’autoportra­its merveilleu­x que Cindy Sherman a elle-même choisis, sans doute pour nous réconcilie­r avec le genre.

La semaine prochaine, j’irai à l’exposition de pierres précieuses de la collection Van Cleef & Arpels au Muséum d’histoire naturelle. J’ai comme un besoin de voir des chefs-d’oeuvre sans artiste, sans modèle, sans rien que du temps, du feu et de l’eau. Je vous raconterai ça.

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