A Detroit, la bataille décisive pour le vote des Noirs américains
Les démocrates ont plus que jamais besoin des voix des Afro-Américains pour battre Donald Trump. Dans le Michigan, ils tentent de mobiliser un électorat qui s’était senti abandonné en 2016.
Il y a quatre ans, le Michigan a surpris le monde entier. Berceau de l’industrie automobile, place forte des syndicats et des ouvriers de gauche, cet Etat constituait la pièce centrale du « mur bleu » démocrate dans le nord des Etats-Unis. Réputé imprenable pour les républicains, il a été arraché par Donald Trump avec 11 000 voix d’avance, sur près de 5 millions d’électeurs. Un résultat tellement serré que The Detroit Free Press, le grand journal de la région, a d’abord annoncé la victoire d’Hillary Clinton, avant de se rétracter dans la soirée.
Schaney Whittaker, elle, n’a pas été surprise. Enfant des quartiers sud de la ville, cette analyste pour une association de défense des droits civiques venait de passer des semaines à alerter ses collègues démocrates : les Afro-Américains n’allaient pas se rendre massivement aux urnes pour Hillary Clinton. « Dans ces quartiers, personne ne réalisait ce qui était en jeu, les gens pensaient que la vie allait continuer comme sous Barack Obama », raconte-t-elle en distribuant des flyers près de chez elle, en robe multicolore et talons hauts. A Detroit, où 8 habitants sur 10 sont noirs, l’abstention a bondi de 14 points en 2016, laissant la place aux votes des ruraux, majoritairement blancs et républicains. Pour gagner l’élection, Joe Biden doit remobiliser cet électorat. « Cette année, c’est différent, estime Schaney Whittaker, 48 ans. Le coronavirus a tout changé, nous avons vu les catastrophes qu’un mauvais leader pouvait engendrer et les conséquences directes sur nos vies. Ici, ce sont surtout des Noirs qui sont morts, et ce sont leurs commerces qui ont mis la clef sous la porte. » Dans le Michigan, les sondages donnent une avance de 5 points à Biden.
A l’entrée de la ville, un panneau géant indique en temps réel le nombre de morts du Covid-19 aux Etats-Unis. A côté du chiffre, supérieur à 200 000, le visage de Donald Trump. Sur les radios de rap, entre deux morceaux de la légende locale Eminem, des messages passent en boucle la voix du président : « Le virus ? Il va finir par s’en aller, comme par miracle… » Ou encore : « J’ai toujours minimisé la crise, pas besoin de créer la panique. » Chaque publicité pour le camp adverse se termine par le même avertissement : « Il savait et il n’a rien fait, ce président a tué des dizaines de milliers de Noirs américains. » Mais la pandémie complique aussi la donne chez les démocrates. Pour des raisons sanitaires, Joe Biden a promis une campagne « sans contact » avec les électeurs, afin de minimiser la propagation du virus. Réseaux sociaux, SMS, appels téléphoniques, meetings sur Zoom… Dans son parti, la politique en 2020 passe presque exclusivement par le virtuel. Au risque de laisser de côté tout un pan de la population.
« Nous avons vu les catastrophes qu’un mauvais leader pouvait engendrer »
Pour approcher les électeurs, les démocrates doivent innover. Ce samedi matin, sur un grand parking des quartiers ouest de Detroit, à quelques mètres de maisons laissées à l’abandon, Jordan Brooks s’active. Pull à capuche gris, masque jaune sur le visage et portable collé à l’oreille, la jeune femme tente d’amener un maximum de personnes à son événement Fuel The Vote. Son idée : distribuer de la nourriture aux familles dans le besoin, tout en leur proposant de s’inscrire sur les listes électorales. L’organisation à laquelle elle appartient, When We All Vote, créée par Michelle Obama en 2018, a prévu de distribuer des vivres et des produits de première nécessité à 1 000 concitoyens en cette journée de septembre. « En temps normal, il y a des concerts ou des fêtes foraines pour encourager les gens à voter, explique cette petite blonde de 34 ans. Avec le coronavirus, c’est à nous d’aller chercher les électeurs potentiels. » Ce quartier n’a d’ailleurs pas été choisi au hasard : il affichait, quatre ans auparavant, le plus fort taux d’abstention de la ville.
Au volant de sa Volvo beige, Nate Young demande un second paquet de couches aux bénévoles de l’association, tout en gardant un oeil sur son fils de 2 ans assis sur le siège arrière. Le jeune papa, un maillot bleu de l’équipe de football américain des Lions de Detroit sur le dos, vient de s’inscrire sur les listes électorales, lui qui n’a pas voté en 2016. « La politique, c’est pas mon truc, expliquet-il. Tout le monde parle, mais rien ne change dans nos quartiers. Je viens de perdre mon boulot dans un hôtel, je galère pour acheter des couches et Trump est raciste, ça va me motiver pour aller voter. » Sur son pare-brise arrière, un autocollant « Black Lives Matter ». Au-delà du Covid-19, l’onde de choc provoquée par la mort de George Floyd et les manifestations contre les violences policières ont galvanisé la conscience politique des Noirs américains. « En juin, au début de la mobilisation, nous avons enregistré 90 000 nouveaux inscrits sur les listes électorales, c’est du jamais-vu », s’étonne encore Janice Winfrey, la greffière de Detroit, chargée des élections. D’après elle, la participation devrait atteindre 60 % cette année dans la ville, soit une hausse de 12 points par rapport à 2016. Reste à savoir quel candidat va en profiter.
Car les troupes de Donald Trump occupent aussi le terrain. Pour la première fois de leur histoire, les républicains ont ouvert en début d’année un bureau à Detroit. Situés dans une zone commerciale du nord de la ville, les locaux se font le plus discrets possible : pas d’inscription « Trump » ou « républicains » sur la porte d’entrée, seul un « Black Voices » rédigé en blanc sur fond noir. A l’intérieur, l’installation est encore rudimentaire, avec un canapé délavé et quelques chaises pliables, mais l’ambiance se veut positive. Le responsable du bureau, Harrison Floyd, une casquette rouge « Make America Great Again » à l’envers sur la tête, a les traits tirés. « Les nuits sont courtes en ce moment », souffle ce trentenaire athlétique, avant de reprendre ses appels téléphoniques. Ici, personne ne porte de masque.
Elaine, elle, exhibe un large sourire. Devenue trumpiste après avoir voté deux fois pour Barack Obama, cette mère au foyer est persuadée que « son » président va de nouveau l’emporter dans le Michigan. « Soutenir Trump quand on est noir, c’est logique, affirme cette Afro-Américaine de 41 ans. Avec lui, le chômage dans notre communauté n’avait jamais été aussi bas, du moins avant la crise sanitaire. Les démocrates doivent comprendre qu’ils n’ont aucun droit sur nos bulletins, ils ne nous possèdent plus. » Avec 10 % d’intentions de vote dans la communauté noire, Donald Trump devrait faire un peu mieux que ses 8 % de 2016. Pour améliorer ce score, Elaine ne ménage pas ses efforts : tous les soirs, elle fait du porte-à-porte, malgré le coronavirus. « Je frappe puis je recule de 2 mètres, c’est sans risque, assure la militante. Une fois le choc du nom Trump passé, le dialogue se passe bien dans 99 % des cas. » Ces quelques voix, espère-t-elle, feront peut-être la différence le 3 novembre. Comme en 2016.