Dans le Wisconsin, Trump promet « la loi et l’ordre »
Décisif pour l’élection, cet Etat a été le théâtre d’émeutes en août. Le chaos ambiant et le message sécuritaire du président pèsent sur la campagne.
Un mois après la rébellion à Kenosha, une odeur de brûlé continue de flotter sur la ville. Sur la 22e Avenue, le glacier The Good Taste n’est plus qu’un tas de ruines calcinées. A l’entrée, seule la vieille machine à bonbons en métal a résisté aux flammes. Partout, dans les rues de cette station balnéaire de 100 000 habitants, le même spectacle de désolation : là, une trentaine de carcasses de voitures brûlées sur un parking ; ici, des commerces barricadés par des planches de bois, des messages de paix graffés sur les murs. Mais les Kenosha strong (Kenosha fort) ou Love inscrits sur les façades de la ville ne trompent personne : pendant quatre jours, à la fin du mois d’août, Kenosha a vécu l’enfer.
Les manifestations ont commencé après la bavure policière du 23 août – un agent avait tiré à sept reprises dans le dos de Jacob Blake, un Afro-Américain de 29 ans qui ne portait pas d’arme. Les rassemblements Black Lives Matter, pacifiques la journée, dégénèrent en une explosion de violence à la nuit tombée et aboutissent à un nouveau drame : un milicien d’extrême droite de 17 ans tue deux manifestants par balles. « C’était un cauchemar, tout est tragique dans cette histoire », répète en boucle Cassie, derrière son bar, en regardant fixement le sol.
Contrairement aux commerçants voisins, cette blonde imposante de 46 ans a choisi d’enlever les planches de bois qui protégeaient son restaurant, mais elle envisage désormais de plier bagage. « La ville est dévastée, plus personne ne veut venir ici », se désespère la serveuse. A Kenosha, et plus largement dans le Wisconsin, les troubles ont aussi endommagé le moral de la population. En retard de six points dans les sondages, Donald Trump a profité de ces débordements pour jouer la carte sécuritaire et marteler son message de « law and order » (« la loi et l’ordre »), identique à celui de la campagne victorieuse de Richard Nixon en 1968. « Trump a vu qu’il avait un coup à jouer en assimilant Joe Biden au mouvement Black Lives Matter et à ces émeutes, souligne David Canon, politologue à l’université Wisconsin-Madison. Le chaos lui permet d’agiter la menace d’une prétendue révolution communiste en cas de victoire démocrate. » En 2016, le président avait gagné le Wisconsin, à la surprise générale, par 24 000 voix d’écart.
A Wauwatosa, une banlieue aisée de Milwaukee qui vote massivement républicain, un produit est particulièrement en vogue ces jours-ci : le Glock 19, un pistolet semi-automatique très maniable. « Nous avons trop de commandes, impossible de tenir la cadence », s’amuse Franck
derrière le comptoir du Wisconsin Firearms Training Center, une armurerie qui est aussi un centre d’entraînement au tir. En ce début d’automne, les rayons sont à moitié vides. « Les gens ont peur en ce moment dans le Wisconsin, alors ils achètent une arme et apprennent à s’en servir, raconte le commerçant en arborant un large sourire au-dessus de son petit bouc brun. Dès le début de la pandémie, nos ventes ont décuplé, et, avec ce soulèvement, c’est devenu la folie. » Sur le comptoir, un prospectus vante les efforts de Trump pour préserver le droit de porter une arme.
John et Emma Stevens, un couple de retraités installé à Wauwatosa, sont venus utiliser un bon d’achat pour une heure de tir dans l’armurerie. Lui porte une chemise hawaïenne, elle, un haut rose. Les deux sont en short, comme s’ils allaient siroter un cocktail sur une plage à Malibu. Pourtant, à les écouter, ils vivent dans un pays au bord de la guerre civile, sur le point de basculer en novembre. « Les démocrates ont viré marxistes, assure John, un vétéran de la marine américaine. Ils laisseront faire ces sauvages qui ont détruit Kenosha et nos banlieues. » Alors, dans le doute, ils s’entraînent au tir. « Nous serons prêts », fanfaronne Emma en choisissant son arme pour le cours. Un Glock 19.
Dans ces banlieues aisées, les républicains ne sont pas les seuls à s’inquiéter de la montée des violences. Au cours de l’été, le soutien pour Black Lives Matter est passé de 59 % à 49 % dans le Wisconsin, d’après un sondage de l’université Marquette. Au nord de Milwaukee, Lisa Fox, 60 ans, entame son premier jour dans la campagne Biden. Cette grande rousse, professeure de piano, rédige à la main des dizaines de cartes postales afin d’encourager ses voisins à voter le 3 novembre. « C’est nous, les femmes blanches diplômées de banlieue, qui allons faire tomber Donald Trump », s’enthousiasme-t-elle. Mais, à l’évocation des manifestations, la bonne humeur de Lisa s’évapore. « Black Lives Matter, c’est… très compliqué, confie-t-elle, hésitante. Aux Etats-Unis, vous avez le droit de manifester, mais tout casser comme ils le font, et dénigrer la police, ça, c’est intolérable. » A la fin d’août, la militante avait installé un panneau The thin blue line (« La mince ligne bleue »), un symbole de soutien aux policiers, dans son jardin. Mais quand elle a vu cet emblème brandi dans des manifestations pro-Trump, Lisa a décidé de le remiser à la cave. « Je soutiens nos forces de l’ordre, mais je ne veux pas être assimilée à Trump », précise-t-elle, un brin gênée.
Les supporters du président, eux, ne se privent pas pour profiter de la situation. Dans le comté d’Appleton, une zone rurale qui bat le record national du plus grand nombre de publicités politiques par habitant, l’insurrection à Kenosha a galvanisé les soutiens de Trump. En ce premier jour d’automne, le Covid-19 ne les a pas fait
« Après les émeutes, la motivation de chaque camp est encore montée d’un cran »
renoncer à leur fête du maïs grillé annuelle, célébrée dans une grange avec une centaine de militants républicains. Dans la bonne humeur, et sans masques. « Kenosha, c’est une zone de guerre et un avertissement pour tous les Américains : voilà ce que la gauche fera si elle gagne », soutient Mary-Jo Jacque, une professeure de français de 69 ans à la retraite. Même dans cette petite ville du Wisconsin, les bureaux de la campagne Trump ont été vandalisés pendant des manifestations. « Ces émeutes ont échauffé les esprits par ici, indique Tim Novak, un cuisinier de 28 ans à la longue barbe rousse. La motivation de chaque camp est encore montée d’un cran, mais les conflits aussi. »
A 44 ans, Rachael Cabral-Guevara mène sa première campagne politique dans la région. Cette infirmière brune vise un poste à l’Assemblée du Wisconsin. Avec un débit mitraillette, la républicaine raconte les angoisses qui flottent sur cette période : « Les gens ont peur de mettre un panneau Trump dans leur jardin, ils pensent que leur maison va être brûlée s’ils soutiennent leur président. » Cette mère de quatre enfants explique recevoir régulièrement des visites nocturnes d’intrus qui viennent saccager son jardin ou voler ses affiches. Et pour la soirée de l’élection, la candidate locale craint le pire. « Si Biden gagne, vous ne verrez pas les républicains incendier une seule maison. En revanche, si Trump l’emporte, les démocrates brûleront des villes entières. » Le 3 novembre, Rachael a déjà prévu d’emmener sa famille loin de chez elle. Pour la mettre en sécurité.