Royaume-Uni La guerre des stratégies du Brexit
Alors que tout doit être bouclé d’ici à fin octobre, les discussions sont dans l’impasse. Reportage au coeur de l’équipe de négociateurs européens, dirigée par Michel Barnier.
Le coup de téléphone a eu lieu au sommet, de chaque côté de la Manche. A Londres, au 10 Downing Street, le Premier ministre, Boris Johnson. A Bruxelles, au 13e étage du Berlaymont, siège de la Commission européenne, la présidente, Ursula von der Leyen. Le contexte est tendu, ce samedi 3 octobre. Le RoyaumeUni et l’Union européenne (UE) veulent chacun un accord de libreéchange, mais à leurs conditions. Le neuvième « round de négociations » entre Britanniques et Européens, qui vient de se tenir pendant une semaine à Bruxelles, n’a pas donné de résultat significatif. Les deux parties campent sur leurs positions, chacune déclarant atteinte sa ligne rouge et attendant du camp d’en face qu’il cède sur la sienne. Pour qu’un accord puisse être ratifié par les 27 parlements nationaux avant le 31 décembre 2020, date de sortie effective du RoyaumeUni de l’UE, tout doit être bouclé avant la fin du mois d’octobre. Le communiqué conjoint des deux dirigeants dissimule, sous une platitude diplomatique, la possibilité d’un échec : le temps est compté et on tourne en rond.
Depuis le début du match, les Britanniques sont les attaquants : eux seuls ont voulu le divorce et ils feignent d’ignorer l’ampleur du problème pour forcer les résistances de l’adversaire. Les Européens, qui n’ont rien demandé, sont les défenseurs : ils refusent de répondre à ces provocations, tiennent le cap et restent prudents. « Des divergences demeurent, mais on voit se dessiner l’ébauche d’un accord », a déclaré en fin de round le négociateur britannique, David Frost. « Un accord n’est pas impossible, mais les divergences restent importantes », estime son homologue européen, Michel Barnier. L’inversion n’est pas qu’une nuance, elle est le nerf de la guerre. Le négociateur français, dont la transparence et le fairplay ont marqué les Etats membres au point de faire jurisprudence sous le terme de « méthode Barnier », a cessé de s’étonner des méthodes britanniques. « Leurs tactiques et leurs attaques ne m’impressionnent pas », ditil.
Au cinquième étage du Berlaymont, seule une petite étiquette à son nom indique le bureau de Michel Barnier, derrière une porte blanche semblable à toutes les autres, dans un des trois longs couloirs à moquette occupés par la « UKTF » (Task force pour les relations avec le RoyaumeUni). Le négociateur en chef a atterri là au lendemain du référendum de 2016 sur le Brexit, sans imaginer la durée du cauchemar qui l’attendait. Il a déjà vu défiler deux Premiers ministres et quatre négociateurs britanniques, observé trois majorités parlementaires à Westminster et obtenu laborieusement deux accords de retrait. Le premier, signé par Theresa May, a été rejeté trois fois par la Chambre des communes. Le deuxième, négocié, signé et brandi comme une victoire par Boris Johnson, vient d’être remis en question par luimême, et le troisième, celui de la relation future, est bloqué. Quatre ans pour en arriver à cette question hamletienne : « To deal or not to deal ? » Quatre ans que les uns et les autres se toisent, se testent et se reniflent, tels des animaux méfiants. Michel Barnier résiste comme un vieux chêne dans la tornade. Son équipe rapprochée à la task force apprécie la courtoisie imperturbable de celui qu’ils appellent « MB », « le patron », « le boss », ou carrément « Barnes », quand les nuits sont courtes.
Les brexiters pensaient ne faire qu’une bouchée, de ce M. Barnier. Un ancien commissaire européen incarnant la « dictature de Bruxelles », un Français gaulliste attaché aux pénibles régulations de l’Etat social, un montagnard ignorant des subtilités du cricket et du gin tonic : fastoche ! Le Brexit idéal qu’ils ont inventé et vendu – profiter des avantages du marché unique en s’étant débarrassé de ses contraintes – était censé, lui aussi, n’être qu’une formalité : l’Union européenne, estimaientils, a « trop besoin du RoyaumeUni » pour ne pas se plier à leurs exigences. Elle se jettera à leurs pieds. Si les négociations traînent alors que Boris Johnson affirme depuis des mois que l’accord est « prêt à mettre au four », le blocage ne peut venir que de la mauvaise foi de Bruxelles et de son négociateur.
D’où la stratégie britannique : casser l’unité de l’UE, s’entendre séparément avec les Etats membres, se débarrasser de Barnier. La presse europhobe s’est déchaînée. Le Daily Telegraph n’a pas hésité à mentir en annonçant en septembre son éviction de la task force. C’était mal comprendre la fameuse « méthode Barnier » : celle de la transparence absolue du négociateur envers les
dirigeants et les parlementaires des 27 Etats, rencontrés régulièrement et informés simultanément. « Les Britanniques ont essayé de nous diviser, explique l’intéressé. Des ministres ont été envoyés dans les différents pays tenter des négociations parallèles à la campagne de presse organisée. Ils n’ont pas compris que j’étais le mandataire de tous les Etats membres et qu’il n’y avait pas une feuille de cigarette entre chacun d’eux et moi. Ils ont été surpris par la solidarité des Européens et mésestimé leur attachement au marché unique, notre principal atout dans la compétition mondiale, notre levier d’influence, l’une des rares raisons pour lesquels la Chine ou les EtatsUnis nous respectent. Nous sommes toujours ouverts aux négociations, mais nous ne prendrons aucun risque de fragiliser le marché unique en dérogeant à ses règles. »
Il a découvert une dernière invention britannique un dimanche matin, en lisant le Financial Times. Le 6 septembre, un article annonçait un projet de loi du gouvernement britannique dont ses interlocuteurs s’étaient gardés de lui toucher un mot. Certains points, concernant la question épineuse de la frontière irlandaise, remettaient en cause le traité de divorce ratifié par l’Union européenne et par Boris Johnson luimême. La loi, si elle venait à être adoptée, impliquerait ainsi une violation de l’accord – et accessoirement une violation du droit international.
Boris Johnson s’attendaitil à déclencher un tel tollé ? Au RoyaumeUni autant qu’en Europe, dans le parti conservateur comme chez les travaillistes, et jusqu’au candidat à l’élection présidentielle américaine Joe Biden, sa dernière provocation a rompu la confiance. « En revenant sur l’accord de retrait et sur le protocole qui vise à protéger la paix et la stabilité sur l’île d’Irlande, ils ont provoqué l’indignation chez les VingtSept et ont renforcé notre unité, commente Michel Barnier. Il y a maintenant un doute sur la qualité de la signature britannique dont ils ont besoin pour négocier leurs futurs accords commerciaux. » Peu après ce coup de théâtre, les équipes se retrouvaient à Londres. « Les Anglais étaient particulièrement aimables, raconte un membre de la task force. Ils venaient tranquillement de déchirer trois ans et demi de travail sans nous prévenir, et ils répondaient à nos questions avec une politesse extrême : « Thank you very much for sharing your concern… » (« Merci infiniment de nous faire part de vos préoccupations… »)
Côté britannique, on continue l’attaque. Boris Johnson et David Frost souhaitent hâter l’entrée dans le « tunnel » des négociations, comme on dit de la période intensive finale. Ils espèrent ainsi obtenir satisfaction sur les trois principaux points de blocage : l’exploitation des zones de pêche, la gouvernance pour le règlement des différends, et la règle du jeu commune nécessaire pour que la compétition réglementaire, demandée légitimement par les Britanniques, ne se transforme en dumping généralisé contre les Européens. « Nous n’avons pas la même conception du tunnel », précise Michel Barnier. La tactique du gouvernement de Boris Johnson – et c’est une mauvaise tactique – a consisté à repousser au dernier moment ces trois points de divergence. Pour eux, le tunnel est une phase de tension politique destinée à nous faire céder sous la pression. Pour moi, le tunnel est la phase de finalisation qui peut avoir lieu quand on voit la lumière au fond. »
Question au « boss » : si la situation est à ce point bloquée, pourquoi continuezvous à négocier ? « On continue parce qu’un accord est dans l’intérêt commun, et qu’il est encore possible », répondil. Autre question : que veulent vraiment les Britanniques ? Un meilleur accord obtenu sous l’effet des provocations, ou une absence d’accord dont ils s’apprêtent déjà à faire porter la responsabilité aux Européens ? « Difficile à dire, répond Michel Barnier. Personne n’a jamais pu me démontrer le moindre avantage économique du Brexit, pas même le brexiter Nigel Farage. Mais il y a un mot qu’ils utilisent souvent, c’est “philosophie”. Leur mission, disentils, c’est “une question de philosophie”. Eh bien, la mienne, c’est de limiter les dégâts, de protéger les valeurs européennes et le marché intérieur. »
Né d’une idéologie (l’exceptionnalisme britannique), exploité par les politiques (l’europhobie comme slogan de campagne), déguisé en « question de philosophie », prolongé en guerre stratégique et clôturé par une « limitation des dégâts », le Brexit est encore mieux défini par l’un de ses compatriotes, William Shakespeare : « C’est un récit conté par un idiot, plein de bruit et de fureur, et qui ne signifie rien. »