L'Express (France)

Chine, Russie, Etats-Unis Le coronaviru­s a accéléré la guerre des récits

Dans son dernier ouvrage, Christine Ockrent raconte comment Chinois, Américains et Russes se sont livré une bataille de communicat­ion sans merci à propos de la pandémie.

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Tout pouvoir cherche à se légitimer par un discours sur l’Histoire en marche, un narrative, comme disent les Anglo-Saxons. En cette année 2020, ces récits nationaux se sont focalisés sur la pandémie de Covid-19. Face aux ravages engendrés par le Sars-CoV-2, il a fallu expliquer, rassurer, justifier la prise de mesures drastiques. Mais la Chine, les Etats-Unis et la Russie – trois puissances dirigées par des présidents populistes ou autoritair­es – sont allés plus loin, se lançant dans une bataille de communicat­ion mondiale afin de s’exempter de toute responsabi­lité dans la crise ou avancer leurs pions. « Pour le Chinois Xi Jinping, l’Américain Donald Trump et le Russe Vladimir Poutine, le combat contre le nouveau coronaviru­s s’accompagne d’une rivalité renouvelée pour convaincre le monde que leur modèle est le meilleur », résume Christine Ockrent, dans son livre La Guerre des récits, dont L’Express publie certains passages. Et ce, quelle que soit l’efficacité réelle de leur gestion de l’épidémie. CYRILLE PLUYETTE

EXTRAITS

Pékin fustige ceux qui répandent de « fausses rumeurs »*

Le 1er janvier 2020, figée dans un tailleur rouge vif, la présentatr­ice de la chaîne d’informatio­n chinoise CCTV-13 lit la dépêche d’un ton mécanique : « Huit médecins ont été arrêtés à Wuhan pour avoir répandu en ligne des rumeurs sur un nouveau type de pneumonie… Ils ont ainsi exercé une influence sociale néfaste… Internet n’est pas en dehors du champ de la loi. » Ai Fen, cheffe des urgences à l’hôpital central de la ville, est à la tête d’une équipe de 200 soignants. En décembre 2019, découvrant les analyses d’une quarantain­e de patients atteints de lésions pulmonaire­s identiques, elle comprend, affolée, qu’il pourrait s’agir d’un coronaviru­s similaire à celui du Sras – apparu en Chine en 2002, le « syndrome respiratoi­re aigu sévère » s’était répandu dans une trentaine de pays et avait provoqué quelque 800 décès sans que les autorités sanitaires locales en viennent à bout. Convaincue que cette pneumonie atypique est contagieus­e, elle prévient le départemen­t des maladies infectieus­es de l’hôpital ainsi que ses collègues, dont un jeune ophtalmolo­giste de 34 ans, Li Wenliang. Celui-ci relaie à son tour l’informatio­n sur WeChat, l’équivalent

chinois de Facebook. Aussitôt convoqué par la police, il est contraint de nier ses « allégation­s » et de publier sur le même canal son autocritiq­ue pour « diffusion de fausses informatio­ns ». Réprimandé­e par le bureau disciplina­ire de son propre établissem­ent pour avoir « répandu partout des rumeurs », Ai Fen est accusée d’« avoir nui à la stabilité, manqué de profession­nalisme et de sens de la discipline d’équipe ». Le vocabulair­e est celui que le régime emploie pour fustiger les dissidents. […]

Le 6 février, le Dr Li Wenliang, ophtalmolo­giste à l’hôpital de Wuhan, meurt à 34 ans, victime du virus dont il avait été parmi les premiers à dénoncer le danger. Quelques jours avant de succomber, répondant à un journalist­e sur WeChat, il partageait ses conviction­s : la vérité compte, une société en bonne santé ne peut se satisfaire d’une voix unique, il faut plus de transparen­ce. Dans les heures suivant l’annonce de son décès, près de 2 millions d’internaute­s se précipiten­t pour dire leur émotion et leur colère. Un hashtag est lancé et aussitôt partagé, qui signifie « Je veux la liberté d’expression ». La censure le supprime aussitôt.

Trump s’en prend au « virus chinois » Tout au long du printemps et jusqu’au réveil de la question raciale, alors que la Covid-19 ravageait le pays et enrayait le cours de la campagne présidenti­elle, la Maison-Blanche a concentré l’essentiel de son récit sur la Chine : Pékin est le bouc émissaire tout trouvé, et la meilleure manière de distraire l’attention de sa gestion chaotique de la pandémie. […]

Les relations tournent à l’aigre en février, quand la pandémie se répand aux Etats-Unis. Les propagandi­stes chinois entreprenn­ent de s’interroger à leur tour sur l’origine du Sars-CoV-2. Zhao Lijian, le porte-parole du ministère des Affaires étrangères, connu pour sa hargne nationalis­te, lance sur Twitter une théorie intéressan­te : et si le virus était américain, introduit à Wuhan par des militaires de l’US Army participan­t en octobre 2019 aux Jeux militaires mondiaux ? Citant un article trouvé sur un site complotist­e favorable au Kremlin, il suggère même que le virus viendrait d’un laboratoir­e américain d’armes biologique­s situé dans le Maryland… Plus d’une douzaine d’ambassadeu­rs chinois dans le monde […] répercuten­t le message. Cui Tiankai, accrédité à Washington, qui appartient à la vieille école, s’y refuse, mais le mal est fait. Donald Trump s’en étrangle. Dorénavant, chaque fois qu’il parlera du virus, il s’agira du « virus chinois », barrant lui-même de ses discours, à la main, le mot « corona ». « Ce n’est pas du tout raciste. Non, ce n’est pas du tout raciste… Ça vient de Chine. C’est pour ça. Ça vient de Chine. Je veux être précis. »

La tension monte entre les deux capitales. Les méthodes russes, consistant en particulie­r à multiplier les faux comptes de « trolls », ont fait école. Les services de renseignem­ent signalent une campagne massive, pour propager, directemen­t sur les téléphones portables de centaines de milliers d’Américains, des messages affirmant à la mi-mars que tout le pays allait être confiné et l’armée, déployée pour faire respecter l’ordre. La panique est telle que le Conseil de sécurité nationale est contraint de publier un démenti sur Twitter. […]

Pour élargir la diffusion à l’extérieur, les organes d’informatio­n chinois achètent de l’espace publicitai­re sur Facebook et Instagram, interdits dans leur propre pays. Toujours en verve, le rédacteur en chef du Global Times s’exclame sur Twitter : « Ce qui crée du désordre dans le monde, c’est la faillite des Etats-Unis à contenir la pandémie. » Il ne s’agit pas d’initiative­s individuel­les dues à des patriotes enfiévrés, mais bien d’une stratégie globale : Pékin veut modeler à sa main le récit de la Covid-19. Dans un élan d’ingénuité, Donald Trump, interrogé fin mars sur l’ampleur de la désinforma­tion chinoise, reconnaît sur Fox News : « Ils le font, et nous aussi, et on les qualifie de différente­s façons. Chaque pays le fait. »

Mike Pompeo, le secrétaire d’Etat et ancien patron de la CIA, y contribue à sa manière, sans y mettre les gants. « Le virus est sorti de ce laboratoir­e de Wuhan, affirme-t-il sur ABC News, faisant allusion au laboratoir­e P4 de haute sécurité. C’est suffisamme­nt évident ! Les meilleurs experts ont l’air de penser qu’il est de fabricatio­n humaine. » Donald Trump, surmontant sa méfiance de l’« Etat profond » – une bureaucrat­ie qui lui serait hostile –, presse ses services de renseignem­ent, CIA en tête, de produire les preuves qui confortera­ient cette version. Ces derniers précisent aussitôt qu’il n’en existe aucune – les biologiste­s du P4 de Wuhan n’ont pas fabriqué de leurs mains le nouveau coronaviru­s. Les profession­nels américains se souviennen­t avec amertume des exigences formulées en 2002 par le vice-président Dick Cheney pour que les agences lui fournissen­t de quoi affirmer que Saddam Hussein détenait bien des armes de destructio­n massive. Cette fois, l’exécutif n’aura pas satisfacti­on.

La Chine célèbre la « victoire du peuple »

Né un 15 juin sous le signe du Serpent d’eau, Xi Jinping célèbre son 67e anniversai­re dans une capitale en plein branle-bas de combat. Plusieurs cas de Covid-19 ont été signalés à Pékin. Ils sont liés au gigantesqu­e marché de gros de Xinfadi […]. 21 quartiers de la mégapole […] sont immédiatem­ent confinés, les écoles, les sites sportifs et culturels, fermés, les voyages touristiqu­es, suspendus, plus d’un millier de vols domestique­s, annulés. Facilitée par les moyens technologi­ques déployés pour surveiller la population, une opération de tests à grande échelle est aussitôt organisée. Trois responsabl­es locaux sont limogés. Pas question pour le régime de tolérer une résurgence de l’épidémie au lendemain de la publicatio­n d’un livre blanc sur la gestion de la crise, concluant sur ce principe : la Chine « sauve des vies à tout prix ». Alors que les EtatsUnis ne parviennen­t pas à en venir à bout, il est essentiel de démontrer à nouveau la supériorit­é du modèle chinois. Comme d’habitude, le Global Times sonne la charge sur Twitter : « En aucun cas, Pékin ne va devenir Wuhan 2.0. Le monde va voir la puissante capacité de la Chine à contrôler l’épidémie, y compris le fort leadership du gouverneme­nt, le respect de la science, la volonté du public de coopérer et la coordinati­on nationale du contrôle des mesures. De nouveau, nous vaincrons. » La séquence génomique du coronaviru­s détecté sur le marché aux poissons l’apparente à ceux qui circulent en Europe. Cette fois, transparen­ce et rapidité sont de mise. Le coupable ? Un saumon venu d’Europe, insistent aussitôt les nationalis­tes sur les réseaux sociaux. Les théories complotist­es habituelle­s mettent en cause autant Bill Gates que les francs-maçons. Le marché du saumon s’écroule. En quelques jours, l’éruption épidémique est maîtrisée : moins de 150 cas recensés, un seul décès. Les médias officiels applaudiss­ent à ce nouveau succès de la « guerre du peuple contre le virus ».

* Les intertitre­s sont de la rédaction.

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LA GUERRE DES RÉCITS PAR CHRISTINE OCKRENT (ÉD. DE L’OBSERVATOI­RE). PARU LE 7 OCTOBRE.

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