L'Express (France)

Le casse-tête des frontières maritimes, par Bruno Tertrais

Les disputes autour des espaces marins se multiplien­t. Seule une minorité d’entre eux est délimitée.

- Bruno Tertrais

Les tensions entre la Grèce et la Turquie nous rappellent que les territoire­s maritimes sont encore peu délimités. Seules quelque 40 % de leurs frontières (moins de 200), sont définies. Or, celles-ci sont de plus en plus disputées, non seulement en Méditerran­ée, mais aussi en Arctique, en Asie… Il est vrai que les espaces marins sont un enjeu économique croissant (transport, ressources énergétiqu­es et halieutiqu­es). Et qu’il est plus facile aujourd’hui d’affirmer son nationalis­me en mer que sur terre. Comment définir ces frontières ? La référence est la Convention des Nations unies sur le droit de la mer (CNUDM), en vigueur depuis 1994. Elle établit une gradation de la souveraine­té avec deux bornes importante­s : celle des 12 milles nautiques (MN) pour les eaux territoria­les et celle des 200 MN pour les zones économique­s exclusives (ZEE), en deçà de laquelle l’Etat riverain a l’exclusivit­é des droits d’exploitati­on des ressources. Elle peut être étendue, pour les fonds marins et le sous-sol, jusqu’à 350 MN, sous certaines conditions.

Des règles complexes pour les îles

Or l’applicatio­n de cette convention ne va pas de soi. Nombre de pays ne l’ont pas ratifiée, notamment les Etats-Unis (qui en appliquent toutefois les principes) et la Turquie. Surtout, sa mise en oeuvre n’est pas toujours aisée. La Caspienne, riche en ressources, a longtemps fait l’objet d’un contentieu­x : est-ce une « mer fermée » ou un « lac salé » ? Les pays riverains sont finalement convenus de ne pas trancher et se sont contentés, en 2018, de s’en partager les eaux en laissant ouvert le statut de son sous-sol. Mais c’est surtout le problème des îles qui retient l’attention. D’abord, comment délimiter les eaux territoria­les ? Pour les Etats-archipels, les choses sont simples : les espaces entre les îles sont considérés comme des eaux nationales. Le cas des îles submergées à marée haute est assez simple aussi : elles ne créent pas de zone territoria­le. Mais, par conséquent, un Etat opportunis­te peut être tenté de transforme­r celles-ci en îles artificiel­les. C’est ce que fait Pékin en mer de Chine méridional­e, notamment avec les récifs de Mischief et de Subi (îles Spratly), à propos desquels la Cour

permanente d’arbitrage (CPA) a donné raison en 2016 aux Philippine­s, qui excipaient d’une autre dispositio­n de la Convention selon laquelle si une île submergée se situe à moins de 12 MN d’une île émergée… elle fait alors partie du même territoire national ! Enfin, concernant les Etats voisins, c’est souvent l’équidistan­ce qui s’applique : la frontière passe à mi-chemin, même si c’est à moins de 12 MN des côtes. Ce qui ne va pas sans poser problème en cas de tensions : c’est pourquoi la Grèce, prudemment, limite unilatéral­ement sa souveraine­té à 6 MN, faute de quoi la Turquie n’aurait plus de libre accès à la haute mer. Et c’est encore moins simple quand un Etat n’est pas reconnu, comme la République turque de Chypre du Nord…

Rechercher l’« équité » plus que l’égalité

Ensuite, comment définir les ZEE ? « Les rochers qui ne se prêtent pas à une habitation humaine ou à une vie économique propre » n’ont ni ZEE ni plateau continenta­l. D’où la controvers­e sur la nature du récif stratégiqu­e de Scarboroug­h, en mer de Chine méridional­e, au sujet duquel la CPA avait aussi statué en faveur de Manille il y a quatre ans. Plus généraleme­nt, la géographie et l’histoire peuvent créer des situations considérée­s comme injustes par l’une des parties : Ankara estime inacceptab­le que la petite île grecque de Kastellori­zo, proche de sa côte sud, puisse générer une immense ZEE… peut-être riche en hydrocarbu­res. Des solutions à l’amiable peuvent être trouvées. La Convention encourage le principe « d’équidistan­ce tempérée », adapté aux circonstan­ces : c’est l’« équité », plus que l’égalité, qui est recherchée. Le recours aux tribunaux (Cour internatio­nale de justice, Tribunal internatio­nal du droit de la mer, CPA) est fréquent : encore faut-il que les deux parties acceptent d’y recourir.

Bruno Tertrais, spécialist­e de l’analyse géopolitiq­ue, directeur adjoint de la Fondation pour la recherche stratégiqu­e et senior fellow à l’Institut Montaigne.

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