L'Express (France)

Eric Caumes : « Nous courons après l’épidémie au lieu d’être dans l’anticipati­on »

L’infectiolo­gue, qui publie Urgence sanitaire, n’épargne personne. Ni le gouverneme­nt, ni ceux qui affirment que la crise est finie. Entretien exclusif.

- PROPOS RECUEILLIS PAR STÉPHANIE BENZ ET THOMAS MAHLER

Surtout, gardez votre francparle­r », lui avait demandé Emmanuel Macron lors d’une réunion à l’Elysée en mars. Depuis, Eric Caumes respecte scrupuleus­ement la consigne présidenti­elle. Chef du service des maladies infectieus­es et tropicales à la Pitié-Salpêtrièr­e, à Paris, l’infectiolo­gue a été tout au long de l’épidémie l’une des voix les plus libres et écoutées dans les médias. L’homme peut être aussi critique sur ses confrères antisystèm­e Didier Raoult ou Christian Perronne qu’envers les autorités. Dans Urgence sanitaire, dont L’Express publie des extraits en avant-première (voir page 19), Eric Caumes se montre fidèle à son style, aussi pédagogiqu­e que cinglant. Sans langue de bois, le professeur nous livre son analyse de l’évolution de la pandémie de Covid-19, évoque les errements français et épingle Didier Raoult, Jérôme Salomon ou Jean-François Delfraissy.

On constate une fronde grandissan­te contre les mesures destinées à contenir l’épidémie. Faut-il s’en inquiéter ? Eric Caumes Il y a un problème de perte de confiance qui est absolument catastroph­ique quand on doit gérer une épidémie en population générale. Et, en même temps, cette défiance s’explique assez bien, avec la multiplica­tion des injonction­s paradoxale­s, le manque de transparen­ce et les incohérenc­es dans le discours des autorités depuis le début de la crise. Par exemple, le masque était obligatoir­e en extérieur dans certaines localités pendant l’été, sans réelle justificat­ion scientifiq­ue. Et, dans le même temps, il n’a été imposé qu’à partir du 1er septembre dans toutes les entreprise­s, où il est pourtant indispensa­ble. On stigmatise les cafés et leurs terrasses, mais on ne traque pas les clusters là où ils continuent de se former, dans les lieux clos – entreprise­s, université­s, maisons de retraite, hôpitaux… Le gouverneme­nt affirme que les étudiants ne se contaminen­t pas dans les facs, mais dans les cafés, ce qui paraît difficile à croire quand on voit les images d’amphis bondés. Savez-vous par ailleurs sur quoi repose la décision de fermer les bars ?

Non…

Sur une étude sur les bars à New York, où il n’y a quasiment pas de terrasses, publiée par les centres américains pour le contrôle et la prévention des maladies. Rien à voir avec les cultures française, espagnole ou italienne. Je rentre d’un séjour à Florence : les terrasses sont pleines, il n’y a pas de masques dans la rue, mais ils protègent leurs aînés, puisque, pour l’instant, il n’y a pas de reprise épidémique…

De nouvelles figures émergent dans le débat public, comme Jean-François Toussaint, Laurent Toubiana, Laurent Mucchielli, qui, dans la foulée du Pr Raoult, expliquent que l’épidémie n’est pas si grave, et qu’il n’y a pas de deuxième vague…

J’ai placé une citation de Confucius en exergue de mon livre : « Ce qu’on sait, savoir qu’on le sait ; ce qu’on ne sait pas, savoir qu’on ne le sait pas : c’est savoir véritablem­ent. » On ne nous apprend plus à connaître les limites de nos compétence­s. Ces personnes s’expriment sur des domaines qui sortent de leur champ de compétence car ils ne sont pas spécialist­es de maladies infectieus­es. Mais ils sont portés aux nues par certains médias, car ils tiennent le discours que les gens ont envie d’entendre. C’était le même problème avec Didier Raoult : il est compétent en microbiolo­gie, mais pas dans la conception d’essais cliniques. Je suis déçu, d’ailleurs, qu’il ne s’arrête pas avec cette histoire d’hydroxychl­oroquine. Il ne reconnaîtr­a jamais son erreur. Et il en rajoute en disant que l’épidémie se termine. Il a besoin de

garder les projecteur­s braqués sur lui. C’est quand même un grand mégalo, qui n’aurait pas laissé Freud indifféren­t.

Quelle est votre analyse de la situation actuelle ?

Le plus frappant, c’est la très grande disparité régionale, qui oblige effectivem­ent à avoir une gestion localisée. A Marseille, on constatait un plateau avant même la fermeture des bars. A Paris, l’augmentati­on est jusqu’à maintenant certaine, alors que nous sommes déjà à un haut niveau. Mais elle est tellement lente et progressiv­e qu’il paraît toujours possible de renverser la vapeur. Au global, le R, l’indicateur qui mesure la tendance de l’épidémie, est actuelleme­nt assez proche de 1. On peut le faire repasser en dessous de ce seuil, et, dans ce cas, la situation sera contrôlabl­e.

Les réanimatio­ns ne seront pas saturées, et nous pourrons continuer à prendre en charge les autres pathologie­s. Les cancérolog­ues craignent par exemple de 5 000 à 10 000 décès supplément­aires par cancer dus au retard de prise en charge. Et encore, ces chiffres sont optimistes. Leurs homologues anglais ont des projection­s qui vont jusqu’à 40 000 patients décédés en excès, du fait de l’épidémie.

Vous ne croyez pas à un nouveau confinemen­t ?

Sur le plan économique, c’est irréaliste. Mais, sur le plan médical, c’est le virus qui dicte sa loi. Je pense qu’un reconfinem­ent généralisé est peu probable, mais au niveau local, cela reste possible. La courbe des admissions en réanimatio­n n’est pas exponentie­lle comme en mars, mais si elle continue sur la même tendance, nous serons dans le mur non pas dans quinze jours, mais dans un à deux mois selon les experts. Et tous les malades en pâtiront, Covid ou pas Covid.

Donc les pouvoirs publics n’en font pas trop, contrairem­ent à ce qu’affirment des figures comme Nicolas Bedos ou Laurent Mucchielli ?

C’est très difficile de trouver le juste milieu pour des pouvoirs publics, vite accusés d’en faire trop, ou, au contraire, d’avoir négligé le danger. Mais, pour moi, la question ne se situe pas là. Il s’agit avant tout de prendre les bonnes décisions. Même pendant le confinemen­t, il aurait certaineme­nt fallu garder des hôpitaux non-Covid, pour continuer à traiter les malades du cancer, par exemple. Ne garder qu’un numéro unique, le 15, pour le Covid et toutes les autres urgences a été une erreur, la saturation du 15 a entraîné de tels délais d’attente que cela a dû avoir un retentisse­ment sur les décès par AVC ou infarctus de personnes qui n’ont pas pu être prises en charge à temps. Et, pour l’instant, les leçons du mois de mars ne semblent toujours pas avoir été retenues. Nous continuons de courir après l’épidémie au lieu d’être dans l’anticipati­on. Comment est-il possible, par exemple, de voir encore des clusters dans les entreprise­s, les établissem­ents de santé et les Ehpad ? C’est incompréhe­nsible.

Que faudrait-il faire ?

Mais y aller ! Dès que vous avez un cas dans un établissem­ent médico-social, ou une maison de retraite, vous envoyez une

équipe mobile pour dépister tout l’établissem­ent. A un moment cela s’est fait, puis quelqu’un a décidé que cela ne servait à rien. Vous rendez-vous compte ? Dans des structures qui reçoivent des personnes fragiles ? On ferait mieux de bien dépister dans les endroits où des clusters peuvent se former à tout moment, plutôt que mal partout, là où le virus ne circule pas intensémen­t. Pourquoi ne pas imaginer, même, un dépistage par semaine dans ces lieux à risque ? Ce serait toujours mieux que le gaspillage actuel. On ne peut pas continuer à avoir des tests en accès libre, ce n’est pas à l’Assurance-maladie de payer pour les personnes qui souhaitent voyager à l’étranger ou se rassurer. Les tests auraient dû rester sur prescripti­on médicale, car l’accès libre n’a pas permis d’améliorer la situation. Au contraire ! On perd trop de temps : le délai pour se faire dépister est de trois jours après l’apparition des symptômes, c’est déjà trop tard ! Sans compter le temps d’attente pour récupérer le résultat. Bilan : le contact tracing intervient trop tardivemen­t. Il faudrait sans doute même imaginer des brigades pour aller tester à domicile les personnes symptomati­ques qui pourraient s’autoisoler dès les premiers symptômes avant d’avoir leurs résultats.

Dans votre livre, vous vous montrez très critique envers Jérôme Salomon, Olivier Véran ou encore Jean-François Delfraissy…

Ah ! les médecins qui font de la politique… Ils me semblent y perdre leur âme. Les deux premiers ont menti sur les masques et les tests. Ils sont quand même largement responsabl­es de la perte de confiance actuelle, qui empêche de faire passer les bons messages. Jean-François Delfraissy était un spécialist­e de la recherche sur les traitement­s du sida. Est-ce la bonne personne quand on doit gérer en priorité la prévention d’une épidémie ? Début mars, les essais thérapeuti­ques étaient prêts, alors que la stratégie pour freiner l’épidémie cafouillai­t. Pour moi, le point d’orgue a été la rencontre organisée à l’Elysée autour d’Emmanuel Macron, le 5 mars, avec quelques chercheurs et des capitaines d’industrie, à laquelle j’avais également été convié. Comme je le raconte, à ce moment, l’épidémie était déjà considérée comme « inarrêtabl­e et inexorable », et, ce jour-là, il a surtout été question de tests diagnostiq­ues, de traitement­s et de vaccins, à propos d’une maladie dont on savait encore peu de choses ! Résultat, avec l’essai Discovery, on s’est précipité, et on s’est retrouvé à tester des antiviraux inefficace­s sur des patients atteints de « tempêtes immunitair­es ». Dans mon service, je peux vous assurer que nous avons vite arrêté pour les mettre sous corticoïde­s. Avec la bonne dose de ces médicament­s, mais aussi gràce à des anticoagul­ants et à l’améliorati­on des techniques de réanimatio­n, moins invasives qu’au début, le taux de mortalité a baissé de 50 % en réanimatio­n.

Comment expliquez-vous ce ratage des essais ?

On a privilégié la science au détriment du bon sens et de l’observatio­n clinique. En France, on a abandonné la prévention et la santé publique pour le curatif et les médicament­s. Peut-être parce que la prévention ne rapporte rien aux laboratoir­es pharmaceut­iques. Un préservati­f ou un masque, cela ne coûte effectivem­ent pas grand-chose ! Et chez nous, contrairem­ent à la Grande-Bretagne où tout le monde a roulé dans le même sens, il y a aussi eu une cacophonie, chacun y allant de son petit essai. On a même ajouté l’hydroxychl­oroquine dans un bras de Discovery pour faire plaisir au président, alors que personne ne s’est intéressé aux corticoïde­s ou aux anticoagul­ants, bien plus utiles pour les cas graves.

Regrettez-vous les propos que vous avez tenus sur les jeunes, que l’on devrait laisser se contaminer ?

Ne réécrivons pas l’histoire. Disons que dès le mois de juin les pouvoirs publics n’ont rien fait pour les en empêcher, mais sans l’assumer. J’en ai fait le constat en août. Il faut aussi savoir qu’en augmentant l’immunité dans une partie de la population, on réduit la circulatio­n générale du virus. Cela devient plus compliqué au retour de vacances, quand les jeunes retrouvent leurs parents, et plus encore en hiver, dans les lieus clos. Il faut insister sur la protection des personnes à risque : mettre un masque y compris dans le milieu familial, éviter les dîners si l’on ne peut pas rester en terrasse, limiter sa bulle sociale à dix personnes par semaine...

Certains disent encore que les masques sont liberticid­es…

Tant qu’il n’y a pas de vaccins ou de médicament­s, nous serons obligés de porter un masque. Cela pourrait durer encore des années. C’est un effort de solidarité et d’altruisme, qui est naturel dans les sociétés confucéenn­es, mais que nous avons sans doute un peu perdu. Malheureus­ement, nous sommes dans une société de plus en plus individual­iste et égoïste. Nous ne portons pas le masque seulement pour nous protéger, mais aussi et surtout pour protéger les autres. C’est le même principe qu’avec la vaccinatio­n.

Il va donc falloir apprendre à vivre avec le virus…

Oui, incontesta­blement. Il y a quatre coronaviru­s qui se sont implantés parmi nous depuis des décennies. Puis deux très dangereux : le Sars, qui a disparu car il était facile à repérer, et le Mers-CoV, qui est dans sa niche de la péninsule Arabique, mais peut en sortir. Ce septième coronaviru­s va rejoindre la bande des quatre et circuler jusqu’à la fin de nos jours. D’autres vont d’ailleurs apparaître, il ne faut pas se faire d’illusion. Mais si l’on se referme complèteme­nt, comme en Thaïlande qui est pourtant un pays très dépendant du tourisme, c’est reculer pour mieux sauter. Si des traitement­s ou des vaccins arrivent rapidement, ce sera le bon choix. Mais, dans le cas contraire, ces pays ne pourront pas vivre repliés sur eux-mêmes pour l’éternité, à un moment ils seront rattrapés. L’enjeu, c’est d’arriver à contenir suffisamme­nt la circulatio­n du virus pour que la population s’immunise peu à peu tout en évitant la saturation du système de santé et une explosion des décès, et en espérant l’arrivée rapide d’un traitement ou d’un vaccin. C’est très compliqué, mais on peut y arriver.

Il faut peut-être changer certaines personnes pour retrouver de la confiance...

Etes-vous optimiste ?

Disons que si nous n’y arrivons pas, c’est que nous sommes vraiment très mauvais. Il faut peut-être changer certaines personnes pour retrouver de la confiance, surtout si nous devions reconfiner, ce qui serait un aveu d’échec. Mais la vérité, c’est qu’aujourd’hui personne n’a de vision au-delà de quinze jours. On ne sait pas, tout simplement.

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Pour le chef du service des maladies infectieus­es à la Pitié-Salpêtrièr­e, il ne s’agit pas de savoir si on en fait trop ou pas assez, mais de prendre les bonnes décisions.

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