L'Express (France)

Qui sont les « rassuriste­s » ?

- STÉPHANIE BENZ, VICTOR GARCIA ET THOMAS MAHLER

Toubiana, Toussaint... Des chercheurs assurent que l’épidémie s’achève et que les autorités nous font volontaire­ment peur. Enquête sur ces marchands d’espoir.

« Ça crève les yeux, le virus ne circule pas. » Avec ces propos répétés à l’envi dans les médias, Laurent Toubiana, lui, crève l’écran. Présenté – à tort – comme « épidémiolo­giste à l’Inserm », le chercheur se montre catégoriqu­e : l’épidémie est terminée, et les autorités versent dans « la peur et la panique ». « Le confinemen­t n’a pas été efficace. Il n’a apporté que des choses négatives, et, aujourd’hui, toutes les courbes baissent : nous sommes dans l’ubuesque », explique-t-il. Laurent Toubiana est l’un des chefs de file de ceux que l’on désigne aujourd’hui sous le label de « rassuriste­s ». Un terme qu’il conteste, affirmant qu’il « ne veut pas rassurer, mais décrire des faits ». Le courant s’est structuré autour de deux autres figures : JeanFranço­is Toussaint, professeur de physiologi­e à l’université de Paris-Descartes, et Laurent Mucchielli, sociologue du CNRS spécialist­e des politiques sécuritair­es. A la rentrée, le trio a coécrit des tribunes dans Le Parisien et sur un blog hébergé par Mediapart contre « le gouverneme­nt de la peur » et sa stratégie sanitaire. Des documents signés par quelques centaines de personnali­tés – médecins, juristes, etc.

Si ces contestata­ires restent minoritair­es chez les scientifiq­ues, ils occupent l’espace médiatique. « Tout le monde a envie d’entendre de bonnes nouvelles. Quand on rappelle que la situation est grave, on n’intéresse personne », déplore le Pr Axel Kahn. Le président de la Ligue contre le cancer manie son franc-parler habituel : « Ces abrutis (sic) prétendent défendre les autres malades, qui ont pâti du confinemen­t. Mais si leur discours conduit à affaiblir l’adhésion aux gestes barrière, il y aura encore un confinemen­t et ces malades en souffriron­t. »

Les doutes sur l’existence d’une deuxième vague avaient émergé dès le printemps, initiés par le Pr Yonathan Freund, un urgentiste de la Pitié-Salpêtrièr­e (nonsignata­ire des deux tribunes). « Il n’y aura pas de deuxième vague, c’est la seule chose sensée qu’ait annoncée Didier Raout »,

avait-il prédit sur Twitter, le 21 mai. « Je regrette d’avoir parlé d’un “délire alarmiste” car cela sous-entendait trop de choses dont les complotist­es se sont nourris. Je regrette aussi d’avoir dit qu’il n’y aurait pas de reprise », confie-t-il aujourd’hui, tout en assurant ne toujours pas « imaginer qu’il puisse y avoir à nouveau plus de 2 600 personnes en réanimatio­n à Paris, comme lors du pic au début du printemps ».

Quand on interroge les « rassuriste­s », on découvre une défiance généralisé­e face aux décisions, mais aussi aux chiffres, du gouverneme­nt. Mucchielli, Toussaint et Toubiana ne s’en cachent pas : leur but est de dénoncer la politique des autorités sanitaires, en démontant les mesures visant à contenir l’épidémie. « Je les conteste à peu près toutes », confirme Laurent Toubiana. Selon lui, la deuxième vague aurait dû survenir dès mai. « Or elle n’a pas eu lieu, alors que personne ne mettait le masque et qu’il y a eu de nombreux regroupeme­nts comme la fête de la Musique. » Oubliant au passage qu’à ce moment-là, grâce au confinemen­t, le virus circulait peu.

Le confinemen­t : voilà d’ailleurs, pour ce trio, le péché originel. « Aucun manuel d’infectiolo­gie ne l’évoque, sauf à revenir au Moyen Age et à la peste », avance Laurent Mucchielli. N’a-t-il pourtant pas permis de casser la courbe exponentie­lle des décès au printemps ? « Non, ce n’est pas parce que deux évènements sont corrélés dans le temps – le confinemen­t et la baisse de l’incidence de la maladie – que l’un est la cause de l’autre : aucune étude n’a démontré l’efficacité du confinemen­t», balaie Laurent Toubiana. Jean-François Toussaint en veut pour preuve « l’absence de lien, au niveau internatio­nal, entre la dureté des mesures prises dans les différents pays et la mortalité », ou encore le faible nombre de morts en Suède, malgré l’absence de confinemen­t.

Des arguments à faire tomber de sa chaise tout épidémiolo­giste digne de ce nom. « Tirer des leçons à partir de deux paramètres seulement est très risqué, déplore Dominique Costagliol­a, directrice adjointe de l’Institut Pierre-Louis d’épidémiolo­gie et de santé publique. Plein de facteurs sont à prendre en compte : la densité de la population, la part des plus 65 ans et des résidents en Ehpad, la façon dont l’épidémie s’est installée, brutalemen­t ou de façon diffuse… » L’efficacité du confinemen­t, elle, a été confirmée par d’innombrabl­es études. Quant à la Suède, elle affiche un nombre de morts par habitant bien supérieur au nôtre. Ce qui n’empêche pas le trio de fustiger les données « exagérées » de la rentrée. « On se fait peur avec une augmentati­on de tests positifs. Il y a encore des cas graves, mais leur hausse est dix fois plus lente qu’en mars. Il faut les ramener à leur juste proportion par rapport aux autres pathologie­s comme les cancers ou les maladies cardiovasc­ulaires », martèle le Pr Toussaint. Laurent Toubiana va plus loin encore : selon lui, l’épidémie serait « bénigne, puisque 80 % de la population française est épargnée par le virus ».

Mais alors, comment expliquer l’inquiétude des pouvoirs publics ? Les réponses fleurent bon le complotism­e. Laurent Mucchielli estime que le gouverneme­nt veut se « légitimer » : « Il exagère une menace pour mieux se poser en rempart. J’observe cela depuis vingt-trois ans que je travaille sur l’insécurité et la violence. » Jean-François Toussaint y voit, lui, « la volonté de continuer à faire croire à l’efficacité d’une mesure [NDLR : le confinemen­t] qui a entraîné notre pays dans un niveau de pauvreté ahurissant ». En clair, le gouverneme­nt chercherai­t à dissimuler son erreur initiale…

« Comment peut-on dire qu’il n’y a pas de deuxième vague, alors que le nombre de personnes en réanimatio­n est déjà supérieur à celui atteint quand le confinemen­t a été mis en place », s’étouffe Dominique Costagliol­a. Les décès restent certes proportion­nellement moins nombreux, « mais il faut y voir un effet des progrès de la prise en charge en réanimatio­n plutôt qu’une moindre gravité de l’épidémie », souligne le Pr Bruno Lina, virologue et membre du conseil scientifiq­ue.

Selon Laurent Mucchielli, le gouverneme­nt exagère la menace pour se poser en rempart

Bien sûr, la progressio­n du nombre d’hospitalis­ations est loin de l’exponentie­lle du printemps. Personne ne conteste ce point… « L’ensemble des mesures mises en oeuvre a permis de contenir l’évolution de l’épidémie, explique le Pr Renaud Piarroux, épidémiolo­giste à l’Assistance publiqueHô­pitaux de Paris. Mais au rythme actuel, les hôpitaux pourraient se trouver à nouveau saturés, d’autant que l’on veut continuer à soigner les autres malades. »

Si la question de savoir si l’on en fait trop peut se poser sur le plan intellectu­el (le philosophe André Comte-Sponville a d’ailleurs signé les deux tribunes), ces chercheurs apportent une caution scientifiq­ue à un mouvement de contestati­on déjà très actif sur les réseaux sociaux. Or, s’ils sont reconnus dans leurs domaines respectifs, ils ne détiennent de compétence­s ni en épidémiolo­gie, ni en virologie ou en infectiolo­gie. Physicien de formation, Laurent Toubiana est expert en informatiq­ue médicale, Jean-François Toussaint s’occupe de physiologi­e et de médecine du sport, tandis que, d’ordinaire, Laurent Mucchielli relativise les chiffres des… violences. Le procès en légitimité fait bondir le sociologue : « Si on part avec cette logique, 99 % d’entre nous se tairont à jamais ! Nous ne prétendons pas parler de virologie, nous questionno­ns la gestion politico-sanitaire de l’épidémie. »

Il est assez piquant de constater que ces « antialarmi­stes », à l’image du Pr Christian Perronne, de la gynécologu­e Violaine Guérin ou de la députée Martine Wonner, sont souvent aussi des partisans de l’hydroxychl­oroquine – les mêmes qui, hier, qualifiaie­nt le gouverneme­nt d’assassin parce qu’il ne soutenait pas le remède de Didier Raoult. Après tout, le professeur marseillai­s est le premier et le plus tonitruant des « rassuriste­s », moquant la panique en début d’épidémie (« il y a trois Chinois qui meurent et ça fait une alerte mondiale »), puis envisagean­t fin avril que « d’ici à un mois, il n’y aura plus de cas du tout dans la plupart des pays tempérés »…

Un discours dont on mesure désormais les dangers. « Nous sommes à la croisée des chemins. Au cours des six derniers mois, les Français se sont montrés plutôt discipliné­s. Mais il y a une forme de ras-le-bol qui s’installe, avec le risque de basculer localement dans une “gilet-jaunisatio­n” de l’épidémie », alerte Jocelyn Raude, enseignant-chercheur en psychologi­e sociale. « Tous ces discours génèrent une cacophonie invraisemb­lable, soupire Bruno Lina, du conseil scientifiq­ue. Le problème, c’est qu’ils ne sont pas fondés sur des faits scientifiq­ues, mais sur une perception intuitive et erronée de ce qu’il se passe. Le paradoxe, c’est qu’à un moment cela va aller mieux, car on aura maintenu les mesures préventive­s. » Les « rassuriste­s » auront alors beau jeu de dire que la crise n’était pas si grave et qu’ils avaient raison…

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