Qui sont les « rassuristes » ?
Toubiana, Toussaint... Des chercheurs assurent que l’épidémie s’achève et que les autorités nous font volontairement peur. Enquête sur ces marchands d’espoir.
« Ça crève les yeux, le virus ne circule pas. » Avec ces propos répétés à l’envi dans les médias, Laurent Toubiana, lui, crève l’écran. Présenté – à tort – comme « épidémiologiste à l’Inserm », le chercheur se montre catégorique : l’épidémie est terminée, et les autorités versent dans « la peur et la panique ». « Le confinement n’a pas été efficace. Il n’a apporté que des choses négatives, et, aujourd’hui, toutes les courbes baissent : nous sommes dans l’ubuesque », explique-t-il. Laurent Toubiana est l’un des chefs de file de ceux que l’on désigne aujourd’hui sous le label de « rassuristes ». Un terme qu’il conteste, affirmant qu’il « ne veut pas rassurer, mais décrire des faits ». Le courant s’est structuré autour de deux autres figures : JeanFrançois Toussaint, professeur de physiologie à l’université de Paris-Descartes, et Laurent Mucchielli, sociologue du CNRS spécialiste des politiques sécuritaires. A la rentrée, le trio a coécrit des tribunes dans Le Parisien et sur un blog hébergé par Mediapart contre « le gouvernement de la peur » et sa stratégie sanitaire. Des documents signés par quelques centaines de personnalités – médecins, juristes, etc.
Si ces contestataires restent minoritaires chez les scientifiques, ils occupent l’espace médiatique. « Tout le monde a envie d’entendre de bonnes nouvelles. Quand on rappelle que la situation est grave, on n’intéresse personne », déplore le Pr Axel Kahn. Le président de la Ligue contre le cancer manie son franc-parler habituel : « Ces abrutis (sic) prétendent défendre les autres malades, qui ont pâti du confinement. Mais si leur discours conduit à affaiblir l’adhésion aux gestes barrière, il y aura encore un confinement et ces malades en souffriront. »
Les doutes sur l’existence d’une deuxième vague avaient émergé dès le printemps, initiés par le Pr Yonathan Freund, un urgentiste de la Pitié-Salpêtrière (nonsignataire des deux tribunes). « Il n’y aura pas de deuxième vague, c’est la seule chose sensée qu’ait annoncée Didier Raout »,
avait-il prédit sur Twitter, le 21 mai. « Je regrette d’avoir parlé d’un “délire alarmiste” car cela sous-entendait trop de choses dont les complotistes se sont nourris. Je regrette aussi d’avoir dit qu’il n’y aurait pas de reprise », confie-t-il aujourd’hui, tout en assurant ne toujours pas « imaginer qu’il puisse y avoir à nouveau plus de 2 600 personnes en réanimation à Paris, comme lors du pic au début du printemps ».
Quand on interroge les « rassuristes », on découvre une défiance généralisée face aux décisions, mais aussi aux chiffres, du gouvernement. Mucchielli, Toussaint et Toubiana ne s’en cachent pas : leur but est de dénoncer la politique des autorités sanitaires, en démontant les mesures visant à contenir l’épidémie. « Je les conteste à peu près toutes », confirme Laurent Toubiana. Selon lui, la deuxième vague aurait dû survenir dès mai. « Or elle n’a pas eu lieu, alors que personne ne mettait le masque et qu’il y a eu de nombreux regroupements comme la fête de la Musique. » Oubliant au passage qu’à ce moment-là, grâce au confinement, le virus circulait peu.
Le confinement : voilà d’ailleurs, pour ce trio, le péché originel. « Aucun manuel d’infectiologie ne l’évoque, sauf à revenir au Moyen Age et à la peste », avance Laurent Mucchielli. N’a-t-il pourtant pas permis de casser la courbe exponentielle des décès au printemps ? « Non, ce n’est pas parce que deux évènements sont corrélés dans le temps – le confinement et la baisse de l’incidence de la maladie – que l’un est la cause de l’autre : aucune étude n’a démontré l’efficacité du confinement», balaie Laurent Toubiana. Jean-François Toussaint en veut pour preuve « l’absence de lien, au niveau international, entre la dureté des mesures prises dans les différents pays et la mortalité », ou encore le faible nombre de morts en Suède, malgré l’absence de confinement.
Des arguments à faire tomber de sa chaise tout épidémiologiste digne de ce nom. « Tirer des leçons à partir de deux paramètres seulement est très risqué, déplore Dominique Costagliola, directrice adjointe de l’Institut Pierre-Louis d’épidémiologie et de santé publique. Plein de facteurs sont à prendre en compte : la densité de la population, la part des plus 65 ans et des résidents en Ehpad, la façon dont l’épidémie s’est installée, brutalement ou de façon diffuse… » L’efficacité du confinement, elle, a été confirmée par d’innombrables études. Quant à la Suède, elle affiche un nombre de morts par habitant bien supérieur au nôtre. Ce qui n’empêche pas le trio de fustiger les données « exagérées » de la rentrée. « On se fait peur avec une augmentation de tests positifs. Il y a encore des cas graves, mais leur hausse est dix fois plus lente qu’en mars. Il faut les ramener à leur juste proportion par rapport aux autres pathologies comme les cancers ou les maladies cardiovasculaires », martèle le Pr Toussaint. Laurent Toubiana va plus loin encore : selon lui, l’épidémie serait « bénigne, puisque 80 % de la population française est épargnée par le virus ».
Mais alors, comment expliquer l’inquiétude des pouvoirs publics ? Les réponses fleurent bon le complotisme. Laurent Mucchielli estime que le gouvernement veut se « légitimer » : « Il exagère une menace pour mieux se poser en rempart. J’observe cela depuis vingt-trois ans que je travaille sur l’insécurité et la violence. » Jean-François Toussaint y voit, lui, « la volonté de continuer à faire croire à l’efficacité d’une mesure [NDLR : le confinement] qui a entraîné notre pays dans un niveau de pauvreté ahurissant ». En clair, le gouvernement chercherait à dissimuler son erreur initiale…
« Comment peut-on dire qu’il n’y a pas de deuxième vague, alors que le nombre de personnes en réanimation est déjà supérieur à celui atteint quand le confinement a été mis en place », s’étouffe Dominique Costagliola. Les décès restent certes proportionnellement moins nombreux, « mais il faut y voir un effet des progrès de la prise en charge en réanimation plutôt qu’une moindre gravité de l’épidémie », souligne le Pr Bruno Lina, virologue et membre du conseil scientifique.
Selon Laurent Mucchielli, le gouvernement exagère la menace pour se poser en rempart
Bien sûr, la progression du nombre d’hospitalisations est loin de l’exponentielle du printemps. Personne ne conteste ce point… « L’ensemble des mesures mises en oeuvre a permis de contenir l’évolution de l’épidémie, explique le Pr Renaud Piarroux, épidémiologiste à l’Assistance publiqueHôpitaux de Paris. Mais au rythme actuel, les hôpitaux pourraient se trouver à nouveau saturés, d’autant que l’on veut continuer à soigner les autres malades. »
Si la question de savoir si l’on en fait trop peut se poser sur le plan intellectuel (le philosophe André Comte-Sponville a d’ailleurs signé les deux tribunes), ces chercheurs apportent une caution scientifique à un mouvement de contestation déjà très actif sur les réseaux sociaux. Or, s’ils sont reconnus dans leurs domaines respectifs, ils ne détiennent de compétences ni en épidémiologie, ni en virologie ou en infectiologie. Physicien de formation, Laurent Toubiana est expert en informatique médicale, Jean-François Toussaint s’occupe de physiologie et de médecine du sport, tandis que, d’ordinaire, Laurent Mucchielli relativise les chiffres des… violences. Le procès en légitimité fait bondir le sociologue : « Si on part avec cette logique, 99 % d’entre nous se tairont à jamais ! Nous ne prétendons pas parler de virologie, nous questionnons la gestion politico-sanitaire de l’épidémie. »
Il est assez piquant de constater que ces « antialarmistes », à l’image du Pr Christian Perronne, de la gynécologue Violaine Guérin ou de la députée Martine Wonner, sont souvent aussi des partisans de l’hydroxychloroquine – les mêmes qui, hier, qualifiaient le gouvernement d’assassin parce qu’il ne soutenait pas le remède de Didier Raoult. Après tout, le professeur marseillais est le premier et le plus tonitruant des « rassuristes », moquant la panique en début d’épidémie (« il y a trois Chinois qui meurent et ça fait une alerte mondiale »), puis envisageant fin avril que « d’ici à un mois, il n’y aura plus de cas du tout dans la plupart des pays tempérés »…
Un discours dont on mesure désormais les dangers. « Nous sommes à la croisée des chemins. Au cours des six derniers mois, les Français se sont montrés plutôt disciplinés. Mais il y a une forme de ras-le-bol qui s’installe, avec le risque de basculer localement dans une “gilet-jaunisation” de l’épidémie », alerte Jocelyn Raude, enseignant-chercheur en psychologie sociale. « Tous ces discours génèrent une cacophonie invraisemblable, soupire Bruno Lina, du conseil scientifique. Le problème, c’est qu’ils ne sont pas fondés sur des faits scientifiques, mais sur une perception intuitive et erronée de ce qu’il se passe. Le paradoxe, c’est qu’à un moment cela va aller mieux, car on aura maintenu les mesures préventives. » Les « rassuristes » auront alors beau jeu de dire que la crise n’était pas si grave et qu’ils avaient raison…