L'Express (France)

Roger-Pol Droit : le Covid-19 nous empêche-t-il vraiment de vivre ?

Les arbitrages imposés par la pandémie entre les libertés individuel­les, l’économie et la santé publique dépendent de la réponse à une vieille question philosophi­que : qu’est-ce qui fait la valeur de l’existence ?

- ROGER-POL DROIT

Protéger la vie, tout le monde est pour. Unanimemen­t, nous partageons la conviction qu’il faut le plus possible la préserver, la prolonger, l’améliorer. Alors, où s’enracinent les querelles qui aujourd’hui déchirent l’opinion en profondeur ? Dans les divergence­s au sujet de la « vraie vie ».

Ceux qui insistent sur l’aspect biologique et organique mettent l’accent sur la condition nécessaire de toute existence. A l’évidence, puisque sans organisme qui fonctionne, plus rien ne subsiste. Mais cette condition nécessaire se révèle vite insuffisan­te pour que la vie soit humaine, pleine et vraie. Car la « vraie vie »exige bien plus que la survie physiologi­que et le fonctionne­ment des organes. Il lui faut des paroles et des actes, des désirs et des plaisirs, des relations, du collectif, des découverte­s, des projets… Sans cette multitude de sensations et de pensées, la « vraie vie » n’existe pas.

Les débats autour du Covid-19 – soumission ou rébellion, conduites à tenir, mesures à prendre – réactivent sans le savoir des interrogat­ions explorées depuis l’Antiquité. De Socrate à Nietzsche, ou de Jésus à Lénine, la réflexion sur l’existence qui vaut d’être vécue a taraudé philosophe­s, mystiques et militants. Elle fut tour à tour contemplat­ion des idées, offrande de soi aux autres, création fulgurante ou lutte pour la fin des servitudes. Entre autres… Jusqu’à récemment dans un livre de François Jullien, qui définit la « vraie vie » comme rupture avec toutes les routines et la nomme « décoïncide­nce »*.

La question clef demeure : qu’est-ce qui vaut plus que la simple survie ? En d’autres termes, à quoi doit-on, s’il le faut, sacrifier le reste ? La justice, pour Socrate, plutôt que la domination égoïste ; le salut éternel, pour Pascal, plutôt que les hochets de la réussite ; la société sans classes, pour Marx, plutôt que la perpétuati­on de l’exploitati­on… Des dilemmes analogues se retrouvent aujourd’hui. Sauf qu’il s’agit, cette fois, de décider qui l’on sacrifie. En dénonçant la « dictature sanitaire» ou en donnant la priorité au sauvetage de l’économie, on choisit, qu’on l’assume ou non, une hécatombe d’existences vulnérable­s.

Où donc est la « vraie vie » ? Dans la précaution solidaire, la rigueur distanciée, le choix de préserver à tout prix le plus d’existences possible ? Dans la fête, la recherche d’intensité, le défi à la mort, la traversée du hasard ? Plus encore : est-ce de ma vie qu’il s’agit, et d’elle seule ? Ou bien aussi de celles des autres, et de notre interdépen­dance ? Jusqu’à présent, l’horizon idéal se situait ailleurs, au loin. « La vraie vie est absente. Nous ne sommes pas au monde », dit Rimbaud. Pour faire advenir la « vraie vie », on sacrifiait souvent sa propre existence. Va-t-on, désormais, sacrifier celles des autres, pour boire un verre en dansant ?

La pandémie constitue une expérience philosophi­que profonde et durable, parce qu’elle nous confronte, sans répit, à des faits minuscules recélant des interrogat­ions infinies. Personne ne sait ce qu’est « la vraie vie ». Il appartient à chacun d’en décider, d’assumer ses choix, à ses risques et périls et… à ceux des autres. Et si c’était cela, une navigation en alerte dans le brouillard, la « vraie vie » ?

 ??  ?? Le penseur considère la crise comme une expérience profonde et durable.
Le penseur considère la crise comme une expérience profonde et durable.

Newspapers in French

Newspapers from France