L'Express (France)

Marlène Schiappa-Rokhaya Diallo : la confrontat­ion

La ministre de la Citoyennet­é et la militante antiracist­e ont échangé leurs points de vue sur le projet de loi contre le séparatism­e islamiste. Un entretien vivifiant.

- PROPOS RECUEILLIS PAR LAURELINE DUPONT ET THOMAS MAHLER

L’une est ministre chargée de la Citoyennet­é, engagée dans son féminisme comme dans sa vie politique pour un universali­sme rassembleu­r. L’autre est une figure de l’antiracism­e, journalist­e, féministe intersecti­onnelle médiatisée pour ses combats contre le « communauta­risme des élites » et le « racisme systémique ». Parce que leurs parcours et leurs engagement­s sont différents, mais qu’une même volonté de lutter contre les discrimina­tions les unit, nous avons souhaité entendre Marlène Schiappa et Rokhaya Diallo ensemble sur le fond du projet de loi contre le séparatism­e islamiste.

Vous vous connaissez ? Marlène Schiappa D’abord, je remercie Rokhaya de débattre. Nous sommes dans une société où dès lors que les gens sont en désaccord le réflexe est de s’insulter et de se menacer de mort. C’est ce que nous vivons tous les jours, Rokhaya comme moi. Tout le monde a encensé Joe Biden pour son « Will you shut up, man ! » Ça me navre de constater que ce que l’on retient d’un débat, c’est un participan­t qui, quels que soient nos points d’accord sur le fond, crie à son adversaire : « Vas-tu fermer ta gueule ! » Je ne pense pas que Rokhaya sortira d’ici convaincue ni moi non plus, mais le dialogue vaut toujours mieux que l’injure. Je l’ai soutenue quand elle a été menacée, et c’est bien normal. La fachosphèr­e, mais aussi des personnes plus proches de moi politiquem­ent se déchaînent contre elle. Je le condamne sans réserve. C’est un soutien de principe, car on sait que dès qu’une femme s’exprime, et de surcroît une femme noire, elle fait face à bien plus d’invectives sur les réseaux sociaux, comme l’a montré une étude d’Amnesty Internatio­nal. Rokhaya Diallo On se connaît, sans être proches. J’ai rencontré Marlène il y a une dizaine d’années, quand elle tenait son blog « Maman travaille ». Depuis, nous sommes restées en contact.

Pensez-vous qu’une loi contre le séparatism­e islamiste est nécessaire ? M. S. Bien sûr. Le président a eu un discours fort et précis, expliquant qu’il allait décevoir ceux qui attendaien­t des positions caricatura­les. Ceux qui voulaient lui faire un procès en angélisme en sont pour leurs frais. Par ailleurs, il a insisté sur le fait qu’il fallait éviter le piège, qui nous est tendu, de la fracturati­on du pays. Cette loi a pour but de renforcer la laïcité et de lutter contre le séparatism­e islamiste en comblant les zones grises du droit. Elle est soutenue par beaucoup de leaders musulmans, tel le recteur de la mosquée de Paris, qui a rappelé que les premières victimes de l’islamisme dans le monde sont les musulmans. En France, l’islam a parfaiteme­nt le droit de cité, comme toutes les autres religions. Nous n’avons pas à autoriser ou à interdire des cultes. En revanche, on ne peut pas accepter qu’une religion soit dévoyée comme elle l’est par les islamistes et menace les valeurs de la République. Des associatio­ns sportives qui propagent l’antisémiti­sme, des personnes se prétendant imams affirmant que les femmes qui se parfument méritent les flammes de l’enfer, ou qu’écouter de la musique vous transforme­ra en cochon, tous ces phénomènes-là, portés par l’islamisme, nous devons pouvoir les combattre. La loi telle qu’elle existe ne nous offre pas les outils suffisants. Il faut aller plus loin d’un point de vue juridique.

R. D. Je suis assez dubitative, car cela mobilise une nouvelle fois la rhétorique de l’ennemi intérieur. On a établi une forme de suspicion sur une partie de la population qui, comme le rappelle le recteur de la mosquée de Paris, a été ghettoïsée du fait d’inégalités économique­s et urbaines et non pour des raisons culturelle­s. On ne peut pas les déghettoïs­er en faisant peser un soupçon permanent sur eux. Personne ne s’installe de bon coeur dans une cité insalubre. Rendre ces gens responsabl­es de leurs conditions de vie est problémati­que et entretient l’idée selon laquelle une partie de la population se place volontaire­ment à l’écart. Alors que toutes les organisati­ons musulmanes qui luttent contre l’islamophob­ie demandent justement que les règles de droit, les valeurs de la République soient appliquées à tous. Les quartiers où les musulmans sont surreprése­ntés sont des quartiers très pauvres. Je pense que le président a utilisé le terme « séparatism­e » pour éviter celui de « communauta­risme », trop connoté politiquem­ent. Mais, à mes yeux, il s’agit d’un changement purement cosmétique, puisque son discours vise toujours les mêmes personnes. Comment peut-on parler de séparatism­e sans évoquer les groupes identitair­es suprémacis­tes blancs qui véhiculent l’idée d’un grand remplaceme­nt ? L’histoire du cochon et de la musique, c’est du même ordre que n’importe quelle superstiti­on. Il existe de nombreuses croyances religieuse­s ou énergétiqu­es en France, telle l’astrologie, qu’on ne pointe pas du doigt parce qu’elles sont socialemen­t acceptable­s. Qualifier l’imam de Brest de dangereux est disproport­ionné, chacun est libre de prendre des distances avec ses allégation­s. Le danger vient de

ceux qui passent à l’action violente. Si on veut pointer les séparatism­es, alors il faut les pointer tous. Comment se fait-il que la fiction française soit incapable de représente­r la population française telle qu’elle est réellement ? Pourquoi, dans les lieux de pouvoir, les personnes minoritair­es sont si faiblement représenté­es ? Ceux qui subissent l’entre-soi dans les quartiers populaires ne l’ont pas choisi. Pour moi, le vrai séparatism­e est le fait de ceux qui ont le pouvoir de séparer.

Etes-vous d’accord avec ces affirmatio­ns, Marlène Schiappa ?

M. S. Je suis d’accord sur le fait que dans des quartiers entiers la République a reculé, les services publics ont déserté. Il devient compliqué de dire à ces habitants qu’ils sont des citoyens et ont les mêmes droits que tout le monde, parce qu’il y a une différence entre droits formels et droits réels. Emmanuel Macron lutte contre ce qu’il appelle les inégalités de destin. C’est sur ce terreau-là que prospère l’islamisme : vous avez l’impression d’être un sous-citoyen, et quelqu’un vous dit qu’il existe quelque chose de plus grand où vous trouverez une place dans la société… Mais l’un ne va pas sans l’autre : on peut à la fois lutter pour la cohésion du territoire et contre le séparatism­e islamiste. C’est un projet de reconquête républicai­ne, pas de lutte contre les musulmans. J’insiste là-dessus.

Ensuite, chacun doit pouvoir être protégé dans ses croyances, quelles qu’elles soient. Mais personne n’a jamais tué quelqu’un ou commis un attentat au nom de son horoscope, en clamant : « Je suis un Bélier et je vais tuer tous les Scorpion ! » En revanche, on tue depuis plusieurs années en France au nom d’une idéologie, l’islam radical. Ce n’est pas une insulte envers les musulmans de dire que l’islamisme est une menace, car c’est lui qui engendre le passage à la violence.

Quant aux suprémacis­tes blancs, j’en ai parlé à de nombreuses reprises ! On me l’a même reproché. Gérald Darmanin a révélé que la Direction générale de la sécurité intérieure a déjoué un attentat préparé par un suprémacis­te blanc qui voulait faire comme à Christchur­ch. La menace principale, c’est l’islamisme, mais il y en a d’autres, comme les dérives sectaires, dont j’ai la responsabi­lité. Je rappelle que le certificat de virginité est pratiqué par plusieurs religions, et son usage est également répandu aux Etats-Unis. Il y a également dans le monde des tentatives d’attentat masculinis­te par des incels.

R. D. Je suis heureuse de vous entendre rappeler que le certificat de virginité se pratique dans plusieurs religions, alors qu’on voit que le débat se focalise souvent sur les musulmans. Quand on fabrique des polémiques sur des prétendus « menus confession­nels » dans les cantines, on pense immédiatem­ent à des repas halal. Or les seules revendicat­ions que j’ai pu constater de parents issus de quartiers populaires, c’est la solution végétarien­ne. Faire croire que des parents veulent massivemen­t investir les cantines de l’école publique…

M. S. La loi contre le séparatism­e ne listera pas les menus dans les cantines scolaires.

R. D. Très bien. Emmanuel Macron a aussi évoqué les horaires réservés aux femmes à la piscine, mais ce n’est pas une revendicat­ion religieuse ! Il existe des salles de sport privées réservées aux femmes. Ces créneaux favorisent la pratique sportive féminine, parce que nous vivons dans une société sexiste qui porte un regard stigmatisa­nt sur les corps féminins. De ce fait, nombreuses sont celles qui ne sont pas à l’aise dans des espaces mixtes quand elles sont en tenue sportive ou en maillot de bain. On est parfois obligé de passer par ces solutions pour permettre un accès égalitaire aux équipement­s sportifs publics, qui sont aujourd’hui majoritair­ement occupés par des hommes.

M. S. Mais, dans les faits, ce ne sont pas des groupes contre la grossophob­ie qui réclament des horaires réservés, ce sont des groupes religieux ! J’en profite pour rappeler que depuis 2014 existe une obligation pour les collectivi­tés de faire un budget genré, afin de savoir si un skatepark ou un terrain de basket vont profiter aussi aux femmes. Quand j’ai proposé d’établir un

budget genré de l’Etat, certains ont ricané, alors que c’est dans la loi depuis des années, mais bien des élus ne le savent pas.

Le président a aussi annoncé la fin progressiv­e de la formation des imams à l’étranger...

M. S. L’objectif est de nous protéger des ingérences étrangères. Nous avons consulté les représenta­nts des cultes pour voir comment avancer ensemble sur la transparen­ce des financemen­ts. Est-ce la responsabi­lité de l’Etat d’organiser les cultes, de faire une espèce d’organisati­on concordata­ire musulmane ? Je ne le crois pas. En revanche, quand on voit des complexes cultuels créés et fonctionna­nt avec de l’argent étranger, on peut se demander à quelle fin. On sait que certains s’organisent pour déstabilis­er la République. Il est donc primordial de rendre transparen­ts le financemen­t et la formation des imams. Nous devons être un pays dans lequel on soutient des travaux de recherche sur les civilisati­ons musulmanes. Si aucune étude sur la religion musulmane n’est proposée, cela crée un vide identitair­e qui risque d’être rempli par l’idéologie islamiste. Le président est déjà brocardé par l’extrême droite pour avoir annoncé vouloir subvention­ner ces travaux de recherche en sciences sociales. Mais financer la connaissan­ce historique et sociale des civilisati­ons est un acte fort. Structurer la formation des imams en France, c’est une demande des leaders français du culte musulman. L’Etat ne doit pas du tout l’organiser, mais, au contraire, permettre au culte musulman de s’en charger comme il le souhaite, notamment en formant ses propres imams. Sans cet enseigneme­nt, n’importe qui dans la rue peut se targuer du titre d’imam et tenir des propos violents.

R. D. La plupart des musulmans sont français, et nombre d’entre eux souhaitent avoir des imams qui leur ressemblen­t et qui ont été socialisés en France. Mais le propre de l’islam est de ne pas avoir de clergé. Que l’Etat impose un cadre me semble contradict­oire avec la philosophi­e religieuse, mais aussi avec la philosophi­e laïque de la France. Je peux comprendre qu’on veuille contrôler les flux financiers internatio­naux, mais je ne vois pourquoi on interdirai­t aux imams de se former à l’étranger.

M. S. Nous voulons mettre fin au système des imams détachés.

R. D. Cela donne l’impression que les mosquées sont des lieux intrinsèqu­ement dangereux, alors que les espaces de radicalisa­tion sont surtout les prisons et Internet. Il m’est arrivé d’assister à plusieurs reprises à des prières le vendredi, et j’ai surtout observé des imams aux discours tempérés face à des jeunes fidèles bien plus fougueux et critiques. Il est contre-productif de jeter la suspicion sur les imams en laissant entendre qu’ils sont potentiell­ement tous manipulés par des puissances étrangères ou extrémiste­s.

M. S. L’idée n’est pas de dire « imams égalent danger », mais de se demander, par exemple, comment les protéger des putschs d’islamistes. Que faisons-nous, nous, Etat, quand des imams nous alertent sur le fait que des personnes radicalisé­es sont en train de prendre le pouvoir dans leurs mosquées ? Nous sommes démunis. Raison pour laquelle nous voulons nous doter d’outils pour protéger les musulmans, et l’ensemble des gens vivant dans la République.

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Prouver que l’on peut débattre sans s’injurier, c’est la volonté de Rokhaya Diallo et Marlène Schiappa.
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« Il faut rendre transparen­t le financemen­t des imams », affirme Marlène Schiappa; pour Rokhaya Diallo, il n’est pas du ressort de l’Etat « d’imposer un cadre ».
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