L'Express (France)

Les rois de la Tech, les chasseurs et les otaries

En lançant l’idée d’un référendum d’initiative partagée sur le bien-être animal, Xavier Niel et ses amis ont rouvert un débat ultrasensi­ble.

- PAR AGNÈS LAURENT

Certains connaissai­ent l’engagement de plusieurs d’entre eux en faveur de la faune dans le cadre privé, mais de là à les imaginer lancer une campagne publique en faveur des animaux… Le 2 juillet dernier, pourtant, les entreprene­urs Xavier Niel (Free), Marc Simoncini (Meetic) et Jacques-Antoine Granjon (Veepee, ex-Vente privée) ont pris tout le monde de court en s’associant au journalist­e Hugo Clément pour défendre l’idée d’un référendum d’initiative partagée (RIP) sur le bien-être animal. Avec un réel succès : en un peu moins de trois mois, près de 800 000 personnes ont apporté leur soutien à la démarche. Au grand dam des chasseurs et des éleveurs… Et au grand désarroi des responsabl­es politiques. Retour sur un joli « coup » médiatique.

Le 2 juillet, la presse a rendez-vous à la Station F, un incubateur de start-up situé à Paris. Le lieu appartient à Xavier Niel, le fondateur de Free. Il est là, entouré de ses copains, deux autres stars de l’économie numérique : Jacques-Antoine Granjon et Marc Simoncini. Il y a aussi le journalist­e Hugo Clément, ancien de Quotidien de Yann Barthès, fort de ses 870 000 abonnés sur Instagram. Sous la grande verrière de l’ancienne halle Freyssinet, près de la gare d’Austerlitz, le quatuor dévoile son projet : obtenir l’organisati­on d’un RIP autour du bien-être animal. Pour cela, il faut le soutien de 185 parlementa­ires et la signature de 10 % des électeurs, soit 4,7 millions de personnes. Le petit groupe est confiant. C’est le moment ou jamais, car l’opinion publique évolue sur ces questions, et les six mesures choisies recueillen­t déjà un large consensus : interdicti­on de l’expériment­ation animale, de l’élevage en cage, de l’élevage pour la fourrure, des spectacles d’animaux sauvages, de la chasse à courre et de la chasse traditionn­elle, et fin de l’élevage intensif d’ici à 2040. Voilà déjà plusieurs mois qu’ils y travaillen­t, révèlent-ils.

L’histoire qu’ils racontent est celle d’une bande de copains qui se retrouvent régulièrem­ent autour d’un repas. Deux d’entre eux, Granjon et Simoncini, végétarien­s, chambrent souvent le troisième larron, Xavier Niel, encore carnivore. L’histoire, toujours, veut qu’à la sortie d’un de ces déjeuners, le patron de Free ait pris la mouche. Il rentre au bureau avec cette idée de RIP, il met une de ses collaborat­rices sur le coup, contacte Hugo Clément, connu pour son soutien à la cause animale. L’histoire ne doit pas être totalement fausse puisque, le 24 janvier 2020, est enregistré­e à la préfecture de Paris la création d’une associatio­n qui servira par la suite de support administra­tif au RIP et à son site Internet. Il s’agit de l’ADCA : l’Associatio­n de défense de la cause animale, domiciliée au siège de Free, et dont la présidente n’est autre que l’ancienne compagne de

Xavier Niel et mère de ses aînés, et la trésorière, sa soeur. Une compositio­n « familiale » qui garantit une totale discrétion.

Car rien ne doit fuiter. Hugo Clément est chargé de contacter les associatio­ns animaliste­s qu’il connaît bien. « Il m’a appelée afin de me donner rendez-vous pour une initiative exceptionn­elle, sans en dire plus », raconte Brigitte Gothière, directrice de l’associatio­n L214, connue pour ses vidéos en caméras cachées dans les élevages. « On n’arrivait pas à savoir ce q ui se préparait, tout cela était très secret », complète Christophe Marie, porte-parole de la Fondation Brigitte-Bardot. Le rendez-vous est fixé début février chez Pierre Sang, un restaurate­ur parisien. Une cinquantai­ne d’associatif­s sont là. Ce jour-là, Marc Simoncini et Hugo Clément tiennent le micro. « On était un peu abasourdis, se souvient Brigitte Gothière. A la fois, on était enthousias­tes, car on trouvait ça culotté et, en même temps, on se disait : c’est super ambitieux, comment va-t-on y arriver ? »

Les responsabl­es d’associatio­n ont quelques jours pour dire s’ils sont partants ou non. Certains hésitent, car les mesures proposées n’ont rien de révolution­naire. Au contraire, elles ont été choisies parce qu’elles sont approuvées à au

« Des mesures choisies car approuvées à 70 % dans les récentes enquêtes d’opinion »

moins 70 % dans les récentes enquêtes d’opinion. Les sujets les plus clivants, comme l’abattage rituel ou les corridas, ont volontaire­ment été laissés de côté. Mais la plupart des militants, actifs depuis des années, ont vite compris l’intérêt du RIP : trouver un nouveau souffle avec d’autres têtes d’affiche, d’autres manières de présenter les choses, une autre surface médiatique aussi. Alors, ils y vont.

Le confinemen­t retarde le lancement. Les associatif­s en profitent pour demander quelques modificati­ons dans les mesures, minimes, tout est déjà ficelé par les initiateur­s. Hugo Clément tente d’obtenir de nouveaux soutiens. Il sait que la bataille au parlement va être cruciale. Il approche Loïc Dombreval, député LREM et président du groupe d’études « condition animale » à l’Assemblée, ils déjeunent ensemble dans une brasserie, à deux pas du Palais Bourbon, mais le journalist­e ne peut (ne veut ?) rien dévoiler. « Il ne m’a pas dit pas un mot du RIP, ni de son contenu, raconte Loïc Dombreval. Je lui ai rétorqué que je regarderai­s, mais que je n’accordais pas mon soutien a priori. » Quelques jours plus tard, l’élu croise Nicolas Hulot dans une soirée… qui lui vend la mèche.

Après l’officialis­ation du 2 juillet, les premiers jours de l’été sont grisants. Les

people s’affichent en nombre sur le site pour dire leur soutien. Sheila, Pierre Niney, Juliette Binoche, Monsieur Poulpe, Stéphane Bern ou Rémi Gaillard, il y en a pour tous les âges et tous les goûts. Dans les associatio­ns, on s’active, on contacte les députés que l’on sait sensibles à la cause animale pour décrocher leurs signatures. Très rapidement, une centaine de personnes donnent leur accord. Sur le site, le nombre de soutiens citoyens grimpe aussi.

L’euphorie est de courte durée. Les opposants au RIP, un temps pris par surprise, s’organisent. La FNSEA, le principal syndicat agricole, ordonne à ses représenta­nts départemen­taux de prendre contact avec chaque parlementa­ire de son territoire pour « les convaincre de ne pas signer ou de se retirer ». Sinon, affirment ses responsabl­es, c’est la fin de l’élevage. Même mot d’ordre à la coordinati­on rurale, qui a préparé un petit dossier avec arguments et données chiffrées à l’appui. Mais c’est surtout du côté des chasseurs que la riposte s’intensifie. Certains y mettent les formes, comme ce responsabl­e de la société de vénerie, première concernée par la demande d’interdicti­on de la chasse à courre : « Dans la société d’aujourd’hui, avoir une réflexion sur la condition animale, c’est normal. Mais le RIP embrasse trop de sujets, ciblés pour susciter une émotion collective. » D’autres, moins subtils, n’hésitent pas à menacer des parlementa­ires, en leur rappelant qu’aux prochaines élections, ils sauront se souvenir de leur soutien au RIP.

Désormais, c’est chiffres contre chiffres. Les chasseurs rappellent que 5 millions de Français ont eu, un jour, un permis de chasse. Les défenseurs du RIP utilisent jusqu’à plus soif le sondage de l’Ifop pour la Fondation Brigitte-Bardot, attestant la popularité des mesures proposées par leur initiative, y compris en milieu rural. C’est invectives contre invectives, rarement étayées. Les partisans du RIP ne disposent-ils pas des faramineux moyens des « milliardai­res » de la Tech qui l’ont initié ? Les chasseurs et les éleveurs ne consacrent­ils pas des sommes folles à leurs actions de lobbying ? On rappelle que Xavier Niel, via son fonds d’investisse­ment, a des participat­ions dans au moins deux sociétés développan­t des alternativ­es à la viande.

« Le RIP leur sert à construire une demande pour l’alimentati­on cellulaire », lâche Jocelyne Porcher, militante écolo historique, auteur de Cause animale, cause du capital (éditions Le Bord de l’eau), pour qui il faudrait plutôt développer l’élevage paysan. L’image si sympa des débuts est en train de se retourner contre les trois entreprene­urs. D’autant que deux d’entre eux, ainsi que Hugo Clément, ne cachent pas leur végétarism­e, offrant à leurs adversaire­s un angle d’attaque facile sur le thème « des Parisiens vegans, bobos, qui ne connaissen­t rien à la ruralité ».

Au début du mois de septembre, les quelque 700 000 signatures de citoyens engrangées ne suffisent pas à redonner le sourire aux partisans du RIP. Les trois chefs d’entreprise, échaudés par les soupçons de conflits d’intérêts pesant sur eux, se font discrets. Les parlementa­ires montrent moins d’entrain à soutenir l’initiative. Par crainte des ennuis – Christian Jacob, le patron du groupe LR à l’Assemblée nationale, lui-même ancien éleveur, a ainsi débuté une réunion de groupe en demandant à ses troupes de ne pas signer le RIP –, mais aussi parce que la confusion s’installe. Une propositio­n de loi portée par Cédric Villani et son groupe Ecologie démocratie solidarité, examinée le 8 octobre, reprend quatre des préceptes du RIP et brouille les cartes. Et le gouverneme­nt, soucieux de ne pas se faire prendre de vitesse, coupe l’herbe sous le pied des uns et des autres : fin septembre, Barbara Pompili annonce la disparitio­n progressiv­e des animaux sauvages dans les cirques, des élevages pour fourrure, ainsi que des otaries et dauphins dans les parcs aquatiques.

Pour les initiateur­s du RIP, il paraît de plus en plus compliqué de réunir les 185 signatures nécessaire­s. Bien sûr, la loi ne fixe aucune échéance pour cette étape, mais tous savent que plus le ton monte, moins il est facile de convaincre les indécis. Alors, à défaut, chacun essaie de se persuader de l’utilité de ce référendum. Dans tous les cas, parce qu’il aura mis la cause animale au coeur du débat public, parce qu’il aura montré au grand jour le rôle des lobbies au Parlement et parce qu’il aura obligé le gouverneme­nt à bouger dans l’urgence, cela aura été une belle aventure. Voilà comment se consolent les historique­s de la cause animale, les yeux déjà rivés sur la prochaine étape : la campagne présidenti­elle de 2022. Pas sûr que le trio de la Tech s’en mêle, cette fois.

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