Le sectarisme des « inclusifs », par Abnousse Shalmani
Les nouvelles règles adoptées par l’académie des Oscars en disent long sur la censure qui menace l’Occident.
S «on essence réside dans la fidélité à la vérité de la vie, aussi pénible qu’elle puisse être, le tout exprimé en images artistiques envisagées d’un point de vue communiste. » Ainsi se définissait le réalisme socialiste, né lors du premier Congrès des écrivains soviétiques, à Moscou, en août 1934. Depuis, nous avons appris que vérité et communisme étaient antinomiques, et qu’une vision artistique envisagée d’un point de vue idéologique était aussi éloignée de la création que la téléréalité d’un film de Joseph L. Mankiewicz. Les 700 écrivains qui participèrent à ce premier Congrès l’apprirent avant nous et à leurs dépens : alors que 70 % d’entre eux avaient moins de 40 ans en 1934, il ne restait plus que 50 survivants lorsque se tint le deuxième, en 1954.
L’académie des Oscars a une poussée de fièvre tolérante depuis qu’elle est sommée de devenir « inclusive ». Dans la crainte d’apparaître comme un rassemblement d’hommes-blancs-hétérosexuelsforcément-racistes-et-sexistes, l’honorable institution a dévoilé les nouveaux critères qui présideront dorénavant au choix du meilleur film. Equipe artistique comme équipe technique sont désormais soumises à la doxa « tolérance et diversité », qui consiste en un quota précis de minorités et de handicapés, mais pas seulement. Le sujet des films doit aussi mettre en avant les minorités et leurs problématiques. A l’instar du réalisme socialiste, le créateur n’a plus la liberté de choisir son sujet, mais doit contenter l’idéologie antiraciste et antisexiste. Adieu liberté artistique ! Adieu muse inspiration ! Adieu Art !
En suivant cette logique, je me demande si le cinéaste britannique Steve McQueen pourrait encore réaliser des films, ou s’il nous faut dare-dare brûler ses deux premiers longs-métrages, qui sont particulièrement et honteusement « blancs ». En 2008, il s’intéresse aux derniers jours de Bobby Sands, leader de l’IRA (Hunger) ; en 2011, il raconte les tribulations d’un homme aux prises avec l’addiction sexuelle (Shame) ; en 2013, il réalise un troisième grand film, Twelve Years of Slave, l’histoire d’un Afro-Américain libre, enlevé puis vendu comme esclave. Ai-je oublié de préciser que Steve McQueen est noir ? C’est possible, car je m’en fous. En revanche, j’aime ses films, la finesse de ses mises en scène et l’originalité de sa direction artistique. Mais quelle importance aujourd’hui ?
Cache-cache avec la censure
On pourrait presque se réjouir : le réalisme socialiste tout comme le code Hays américain – une charte de moralité établie dans les années 1930 qui passait au tamis du puritanisme idéologique les films hollywoodiens ou indépendants – ont accouché de chefs-d’oeuvre de subtilité. Le film noir offre une critique sociale inédite, les westerns virent psychologiques, les mélodrames familiaux remettent en cause l’American way of life, les comédies parodient, quand elles ne révolutionnent pas, les questions de genre (Some Like It Hot, de Billy Wilder, en est l’exemple le plus spectaculaire).
Mais le cache-cache avec la censure ne dure qu’un temps : le temps que les censeurs fourbissent leurs armes, et, à défaut de pouvoir condamner au goulag, renvoient à l’épaisseur stérile du silence ceux qui osent dévier de la ligne juste garantissant le bonheur de tous. Le souci, avec la nouvelle censure, c’est qu’elle s’attaque au sous-entendu, allant jusqu’à inventer des intentions criminelles, puisqu’il apparaît que nous sommes en faute non à cause de nos opinions et de nos choix, mais à cause de notre ethnie ou de notre genre, donc à l’insu de nous-même. L’essentialisation est la plus perfectionnée des prisons.
Faire le bonheur des autres malgré eux
Comment en sommes-nous arrivés à accepter – pis, à plébisciter – le retour du réalisme socialiste ? Comment pouvons-nous imaginer que la censure ou la volonté de faire le bonheur des autres malgré eux puissent être vertueuses ? Comment la notion de vérité s’est-elle perdue dans les méandres de la postmodernité ? Comment la véracité historique a-t-elle perdu face à son pendant idéologique ? Dans son autobiographie écrite à la troisième personne, Joseph Anton, Salman Rushdie raconte un débat avec Jacques Derrida, au début des années 1990, alors que l’Algérie basculait dans les années noires de l’islamisme : « Au cours de la session consacrée à l’Algérie, il défendit l’idée que l’islam lui-même, l’islam réellement existant, ne pouvait être exonéré des crimes commis en son nom. » Derrida exprima son désaccord. La « rage de l’islam » était provoquée par les mauvaises actions de l’Occident. L’idéologie n’avait rien à voir là-dedans. Ce n’était qu’une « question de pouvoir ». Trente ans plus tard, l’idéologie a presque gagné. Presque.
Abnousse Shalmani, engagée contre l’obsession identitaire, est écrivain et journaliste.