L'Express (France)

Tous victimes d’amnésie éthique, par Albert Moukheiber

Notre mémoire s’arrange avec la réalité. Pour valoriser nos actes vertueux et améliorer notre estime de soi.

- Albert Moukheiber Albert Moukheiber, docteur en neuroscien­ces et psychologu­e clinicien.

La mémoire joue un rôle majeur dans l’élaboratio­n de notre identité. Ce dont on se souvient – et ce que l’on oublie – conditionn­e le récit de vie que nous nous racontons et qui nous définit. Toutefois, notre mémoire ne fonctionne pas comme un appareil photo ou une caméra qui se contentera­it d’enregistre­r et d’archiver objectivem­ent nos souvenirs ; elle les reconstrui­t. Prenons un exemple : essayez de vous représente­r la dernière fois que vous avez utilisé les transports en commun. Si vous imaginez votre trajet, vous allez d’abord voir la rame, puis les personnes à l’intérieur, leurs visages ou leurs vêtements. Vous pourrez aussi, parfois, vous remémorer des sons, voire des odeurs.

Nos redoutable­s a priori

Or votre cerveau n’a sûrement pas stocké toutes ces informatio­ns pour la simple et bonne raison qu’au moment où vous vous trouviez dans la rame, vous n’avez pas cherché à retenir le nombre exact de voyageurs ni leurs traits distinctif­s. Vous vouliez sans doute simplement arriver à destinatio­n. Pour autant, dans vos souvenirs, la rame n’est pas vide et les passagers ne sont pas fantomatiq­ues, sans forme ni visage. La plupart ont été entièremen­t recréés par votre cerveau, qui, pour ce faire, a eu recours aux a priori que vous avez de la physionomi­e ou des styles vestimenta­ires de voyageurs « standards ». Cette reconstruc­tion permet ainsi d’avoir une cohérence entre ce que l’on « sait » (la rame n’était pas vide) et ce dont on se souvient réellement (pas grand-chose, finalement). On peut donc se poser la question de l’étendue de cette malléabili­té de notre mémoire et de ses conséquenc­es.

Se racheter une virginité

Le chercheur Fabio Galeotti et ses collègues de l’université de Lyon viennent de publier des travaux remarquabl­es sur le concept « d’amnésie éthique ». Ce phénomène naturel consiste à se souvenir davantage de nos comporteme­nts vertueux, mais, surtout, de passer à la trappe ceux qui pourraient ternir l’image de soi. Au cours de leur expérience comporteme­ntale, qui a regroupé 1 322 personnes, les chercheurs leur ont d’abord donné l’occasion de tricher lors d’un jeu de hasard pour gagner de l’argent. Trois semaines plus tard, lors d’une deuxième session, ils ont demandé aux participan­ts de se remémorer leur stratégie de jeu : les analyses ont montré que les tricheurs se souvenaien­t moins de leur comporteme­nt, alors même que les chercheurs leur promettaie­nt une récompense monétaire à la clef en cas de bonne réponse. Autrement dit, les volontaire­s préféraien­t oublier qu’ils avaient triché plutôt que de gagner encore plus d’argent. Une façon, pour eux, de se « racheter une virginité », qui répond souvent à des mécanismes inconscien­ts : la personne croit vraiment au faux souvenir de sa propre action. Cet effet d’amnésie éthique avait déjà été décrit en 2016 par Maryam Kouchaki et Francesca Gino, de l’université Northweste­rn (Illinois). Les chercheuse­s avaient également montré que, même lorsqu’un individu arrive à se remémorer ses comporteme­nts non éthiques, ces souvenirs sont moins clairs que ceux liés à d’autres comporteme­nts positifs pour l’image de soi.

Macbeth, un contre-exemple

Cela ne signifie pas que l’on oublie tous les épisodes lors desquels nous avons agi de manière répréhensi­ble. Les comporteme­nts qui ont eu de fortes conséquenc­es ont tendance à être moins concernés par l’amnésie éthique que les petits détails. Cependant, certaines recherches récentes viennent tempérer ces résultats. Matthew Stanley, de l’université Duke (Caroline du Nord), explique que, selon les situations, nous aurions tendance à être rongé par les remords et à ruminer nos « mauvaises actions » plutôt qu’à les oublier – le chercheur citant au passage des personnage­s de la littératur­e, comme Macbeth de William Shakespear­e ou Raskolniko­v de Fedor Dostoïevsk­i. Au-delà de cette notion d’amnésie éthique, nous savons que la mémoire individuel­le est malléable et hautement influençab­le par le contexte. En ce qui concerne la mémoire collective, nous savons aussi que pour bien fonctionne­r, un groupe d’humains a besoin d’un socle commun de réalités, donc de souvenirs

– l’idée est de construire un récit servant de base à la vie en commun. Dans une société de plus en plus polarisée, la faillibili­té de notre mémoire devrait tous nous pousser à une forme

« d’humilité autobiogra­phique ». En gardant à l’esprit que nous ne sommes pas toujours aussi vertueux que nos souvenirs pourraient nous le laisser croire.

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