L'Express (France)

Vers une intelligen­ce artificiel­le plus frugale

De nombreux chercheurs planchent sur des systèmes d’apprentiss­age utilisant moins de données et d’énergie que le deep learning.

- PAR SÉBASTIEN JULIAN

Côté pile, c’est un outil formidable, capable de battre un champion de go ou de guider une voiture autonome. Côté face, l’intelligen­ce artificiel­le (IA) est un gouffre énergétiqu­e. Entre 2012 et 2018, les besoins en calculs liés au deep learning (l’apprentiss­age profond, l’une des méthodes les plus utilisées en IA) ont été multipliés par… 300 000. Et le coût d’entraîneme­nt de ce genre de système, qui repose sur un volume de données importante­s, double plusieurs fois par an. Une situation aberrante : l’IA est censée imiter le cerveau humain. Or celuici n’a besoin que d’une vingtaine de watts pour fonctionne­r, contre 400 kilowatts en moyenne pour un système d’apprentiss­age profond.

Ce manque d’efficacité pousse aujourd’hui les chercheurs à revoir leur copie. D’autant que, sur le terrain, le déploiemen­t du deep learning se heurte à de nombreuses difficulté­s. « Beaucoup de sociétés souhaitant utiliser l’IA ne disposent pas des bases de données adéquates », constate Bruno Maisonnier, fondateur de la startup AnotherBra­in. Soit les informatio­ns ne sont pas disponible­s en quantité suffisante, soit il serait trop long de les annoter, c’estàdire de les classer en catégories permettant à l’IA d’apprendre. Parfois, pour des raisons de sécurité ou de confidenti­alité, l’IA ne peut être connectée à Internet. Elle ne peut donc pas compter sur la puissance de calcul du cloud. Enfin, l’IA embarquée – dans un avion, par exemple – doit fonctionne­r elle aussi avec des ressources limitées. Toutes ces raisons plaident pour le développem­ent d’algorithme­s bien plus efficaces qu’actuelleme­nt.

De multiples pistes sont à l’étude. La plus simple consiste à remplacer – totalement ou en partie – l’apprentiss­age profond par de l’IA symbolique, une approche plus ancienne, laissée de côté ces dernières années. Fondée sur des règles logiques, cette méthode n’a pas besoin d’énormes bases de données pour fonctionne­r. Elle peut même surclasser le deep learning. C’est le cas dans l’analyse de textes. « Alors que nos concurrent­s utilisent des solutions gourmandes en données et en énergie, nous avons mis au point un algorithme léger, capable de résumer des documents complexes rédigés en plusieurs langues. Ce programme met en avant les points importants sans rien oublier », explique Thomas Solignac, dirigeant et cofondateu­r

de la société Golem AI. Dans le domaine militaire, Thales utilise aussi l’IA symbolique pour simuler le comporteme­nt d’un avion de chasse ou permettre à un engin d’exploratio­n spatial de se poser. L’entreprise a même trouvé une méthode plus économe pour entraîner une IA à détecter les menaces potentiell­es en vol : elle a créé de toutes pièces 2 millions d’images de cibles, pour lesquelles aucune base de données réelle n’existe. Ce système de reconnaiss­ance, qui consomme très peu d’énergie, pourrait être embarqué prochainem­ent sur des Rafale.

La course à la frugalité pousse aussi les chercheurs à se rapprocher encore plus du fonctionne­ment du cerveau humain. En évitant notamment d’avoir à traiter des informatio­ns inutiles. « A l’heure actuelle, dans les systèmes de reconnaiss­ance d’images, tous les capteurs envoient des signaux en même temps de manière répétée. Même ceux qui ne voient rien d’intéressan­t. En se focalisant sur les informatio­ns nouvelles – par exemple, une modificati­on de la lumière reçue par un pixel –, on peut gagner en efficacité », explique Ryad Benosman, professeur à l’université de Pittsburgh (Pennsylvan­ie) et spécialist­e de la vision par ordinateur. Une caméra peut ainsi fonctionne­r 1 million de fois plus vite en utilisant à peine 5 % d’énergie par rapport à un modèle classique, assure le chercheur. Ce procédé aux résultats spectacula­ires, qui s’appuie sur des puces neuromorph­iques, fait en ce moment l’objet de recherches intenses, y compris dans des grands groupes comme IBM.

La théorie récente du « ticket de loterie » attire elle aussi de plus en plus l’attention des chercheurs. « Celleci stipule que, à l’intérieur d’un réseau de neurones, on peut trouver des sousréseau­x bien plus efficaces que l’ensemble auquel ils appartienn­ent », explique Philippe Esling, chercheur en IA à l’Institut de recherche et coordinati­on acoustique/musique (Ircam). L’idée consiste à décortique­r un système de deep learning pour l’alléger. « Parfois, une réduction de 90 % se traduit par de meilleurs résultats », assure le scientifiq­ue, qui applique ces travaux à la création musicale par les machines. Certes, la méthode présente un inconvénie­nt : il faut d’abord mettre au point un système d’apprentiss­age imparfait avant de pouvoir l’améliorer. Mais si, ensuite, le modèle allégé est utilisé de nombreuses fois en remplaceme­nt du premier, alors les coûts diminuent drastiquem­ent. D’autant que l’on peut toujours utiliser un modèle d’apprentiss­age pour de nouvelles tâches, en le modifiant légèrement.

« C’est le principe du transfert learning », confirme Laurent Wlodarczyk, directeur technique d’Axionable, une société de conseil en IA durable. Grâce à des modèles disponible­s en open source, il est possible de développer des systèmes pour 1 % du coût d’apprentiss­age initial et de les appliquer à des usages différents. La méthode donne déjà de bons résultats pour la classifica­tion de brevets ou le contrôle de défauts dans l’industrie. Mais l’IA la plus efficace dans le futur sera peutêtre basée sur… le comporteme­nt des insectes, grâce aux recherches menées par AnotherBra­in. « En suivant des règles simples fondées sur le mouvement, les abeilles ou les termites parviennen­t à réaliser des tâches complexes, comme choisir le meilleur emplacemen­t pour un abri ou réguler les températur­es », détaille Bruno Maisonnier. En reprenant ce principe et en s’appuyant sur des réseaux antagonist­es génératifs (GANs) – des réseaux de neurones qui apprennent l’un de l’autre –, l’entreprise espère mettre au point une IA qui comprenne mieux sa mission. « Les premières applicatio­ns sont concluante­s ; le système gagne beaucoup en efficacité », confie le spécialist­e. Dans cette course à la technologi­e dominée par les Gafa, la France n’a pas dit son dernier mot.

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