L'Express (France)

Ipoustéguy, l’affranchi de la statuaire

Le sculpteur natif de la Meuse aurait eu 100 ans cette année. Sept exposition­s sont organisées dans le Grand Est pour retracer sa carrière, aussi foisonnant­e que singulière.

- * www.musees-meuse.fr LETIZIA DANNERY

ADoulcon, commune qui jouxte Dun-surMeuse, ville natale d’Ipoustéguy, la maison où il vécut les trois dernières années de sa vie a des allures de caverne d’Ali Baba. Nous sommes une poignée de privilégié­s à y pénétrer, guidés par Marie-Pierre Robert, fille de l’artiste, et Jeannot Lambert, voisin et copain au long cours du sculpteur disparu en 2006. Ici, les oeuvres sont partout. Dans le séjour, mêlées aux photos de famille. Dehors, sous les arpents d’une remise. Au sein du vaste atelier, enfin, où on les découvre au milieu de cartons empilés, rassemblan­t des milliers d’archives. Ce parcours artistique d’une soixantain­e d’années est aujourd’hui retracé par le départemen­t de la Meuse, qui célèbre le centenaire de la naissance d’Ipoustéguy avec sept exposition­s déployées dans le Grand Est. Françoise Monnin, spécialist­e de l’oeuvre de l’artiste, dont elle fut proche de 1996 à sa mort, est la commissair­e scientifiq­ue de cette commémorat­ion, concoctée avec les conservate­urs de différente­s institutio­ns*.

Sur les conseils de son professeur des BeauxArts, Jean Robert troque son patronyme « ordinaire » pour celui de sa mère basque, coiffeuse. Son père, menuisier, pratique en dilettante la peinture, le violon et le théâtre. Le foyer est modeste, et Jean, coursier, quand il s’inscrit aux cours du soir de dessin. Voilà sa vocation lancée, aussitôt mise entre parenthèse­s durant la Seconde Guerre mondiale. A l’issue du conflit, Ipoustéguy s’installe à Choisyle-Roi (Val-de-Marne), où il façonne des sculptures « incarnant l’homme contempora­in, chahuté par l’existence mais résistant à l’adversité ». Claude Bernard, défenseur de Bacon et de César, le repère en 1962. Le galeriste promouvra son oeuvre jusqu’à leur brouille, en 1985. Entre-temps, l’artiste taille le marbre à Carrare, publie essais, fictions et autobiogra­phies, et pratique, en parallèle de la sculpture, le dessin et la peinture.

Dans l’église de Dun-sur-Meuse, un grand Christ d’Ipoustéguy, d’une remarquabl­e sobriété, saisit par sa couronne d’épines faite de cordes et de débris métallique­s. C’est une version, revisitée dans les années 1990, de son monumental Jésus façonné quarante ans plus tôt, en hommage à l’Américain Willie McGee, exécuté sur la chaise électrique. De la Biennale de Venise à la Documenta de Kassel, jusqu’aux Etats-Unis, les exhibition­s prestigieu­ses se multiplien­t. Il n’y a qu’en France que la notoriété de ce maître singulier de la statuaire connaît des hauts et des bas. Tour à tour ignoré et adulé, il n’en a cure et suit sa route.

Si l’on devait établir le top 5 des moments forts de ce centenaire, il y aurait le Christ de Dun-surMeuse, donc ; le Val de Grâce, au Centre culturel Ipoustéguy de Doulcon – site conçu du vivant du sculpteur –, qui figure, en 1950, deux soldats, l’un retapé, l’autre salement amoché (l’oeuvre sera refusée par les autorités militaires) ; la Femme au bain, à l’Espace Saint-Louis de Bar-le-Duc, étonnante de modernité et d’audace ; l’énigmatiqu­e Mangeur de gardiens au Musée barrois, scène rabelaisie­nne en céramique, où le personnage central joue les cannibales face à 4 mètres d’objets disparates disposés sur une table.

Et puis Les Erotiques, toujours à Bar-le-Duc, exposition « déconseill­ée aux moins de 16 ans ». Il n’y a pourtant guère là de quoi fouetter un chat. Ces Erotiques sont tout en finesse, et plutôt drôles. « Les représenta­tions sexuelles sont les fruits de mon vécu sensuel », disait Ipoustéguy. Ainsi, Gange fleuve des mythes (1972), sculpté après un séjour en Inde, est une installati­on orgiaque, composée de marches, puits, oves, volutes, billes et glands, où l’humour affleure. Tout comme l’incongrue Brouette, qui voit une femme dominer son partenaire à la posture improbable. Et si cet amoureux des corps parsème ces réalisatio­ns de légèreté, c’est pour « éviter la pornograph­ie ». Il préfère cacher ses rêveries licencieus­es dans des oeuvres tactiles, pénétrable­s, que le visiteur explore en caressant à l’aveugle seins et autres protubéran­ces de marbre.

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 ??  ?? De haut en bas : Le Mangeur de gardiens, 1970.
Val de Grâce, 1950.
Portrait d’Ipoustéguy, New York, 1997.
De haut en bas : Le Mangeur de gardiens, 1970. Val de Grâce, 1950. Portrait d’Ipoustéguy, New York, 1997.
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