L'Express (France)

La Genèse selon Boualem Sansal

Avec Abraham ou la Cinquième Alliance, l’écrivain algérien revisite la geste abrahamiqu­e en propulsant un nouveau prophète dans le Moyen-Orient des années 1920. Un conte érudit au style éblouissan­t.

- PROPOS RECUEILLIS PAR MARIANNE PAYOT

Avec lui, le distanciel n’est pas un vain mot. Pour joindre l’écrivain Boualem Sansal en sa ville de Boumerdès, à 50 kilomètres d’Alger, pas de Zoom possible ni même de Skype, mais un simple coup de fil, comme au « bon vieux temps ». La parole du Prix de la Paix des libraires allemands 2011 en est d’autant plus forte. Depuis 1999 et Le Serment des barbares, où il s’insurgeait contre les porteurs de ténèbres, cet ex-cadre du ministère de l’Industrie n’aura cessé de livrer combat contre les obscuranti­smes. A cet édifice de papier s’ajoute aujourd’hui un joyau au style éblouissan­t. Imaginez Dieu nouer, en 1916, une alliance avec un certain Brahim ou Abram, fils d’une tribu de Tell al-Muqayyar (l’ancienne Ur, en Chaldée). Fidèle à la Genèse, la réincarnat­ion d’Abraham part pour Canaan annoncer un monde nouveau en sillonnant un Moyen-Orient à feu et à sang. Rien n’échappe à la plume ironique et acérée de l’auteur de 2084. La Fin du monde : l’Occident sufsant et prédateur (accord Sykes-Picot, traité de Sèvres, etc.), l’Orient infesté de monarques virulents, les Hittites génocidair­es, les religions mortifères… Du grand art.

Ecrire ce roman, Abraham ou la Cinquième Alliance, nécessite une connaissan­ce approfondi­e de la Genèse, de la géographie, de l’Histoire. Est-ce le travail d’une vie ?

Boualem Sansal J’ai entamé mes recherches au début des années 1980, quand l’islamisme est arrivé en Algérie. A l’époque, je ne savais rien de l’islam ; en tant que religion, elle était très peu visible ici. A l’indépendan­ce, l’Algérie avait opté pour le socialisme à la soviétique, voire pour la révolution à la cubaine, avec une certaine liberté de moeurs. Lorsque l’islamisme a pointé le bout de son nez, je me suis mis à lire le Coran et à m’intéresser à l’Arabie et au nationalis­me arabe. Par ailleurs, on ne peut pas étudier le Moyen-Orient sans se pencher sur les deux religions qui l’ont créé, le christiani­sme et le judaïsme. Voilà comment j’ai étudié le Coran, la Bible, la Torah. J’ai même envisagé d’apprendre la langue araméenne et l’hébreu.

Et Abraham ?

Il est le dénominate­ur commun de toutes ces religions, le seul qui jouit d’un amour égal chez les musulmans, les juifs, les chrétiens. Et même chez les athées, car Abraham n’a pas fondé de religion. C’est un personnage fascinant. Il raconte que Dieu lui est apparu et lui a demandé d’aller à Canaan, un point c’est tout. Il n’a créé ni mosquée, ni synagogue, ni église.

Vous êtes très méfiant envers les trois religions monothéist­es, dont vous dites qu’elles sont « unanimemen­t injustes envers la veuve et l’orphelin »…

Oui, si on pouvait les supprimer, cela serait formidable, mais c’est impossible, car l’être humain ne peut pas vivre sans religion. Quand il regarde le ciel, il imagine un dieu, ou, comme disent les francs-maçons, le Grand Architecte de l’Univers.

Quel est le sens de la geste abrahamiqu­e ? La création d’un nouveau monde ?

C’est la question centrale du livre. Comme le dit la Genèse, Dieu voulait parler à l’homme sans distinctio­n de race ni de lieu. Les religions, qui avaient pour but de rassembler l’humanité, ont failli. Toutes les alliances de Dieu, y compris avec Abraham, ont échoué. L’islam est né de l’échec présumé du christiani­sme, qui lui-même est né de l’échec du judaïsme… Mais l’attente d’un nouveau dieu demeure. Pour effacer les erreurs des monothéism­es, il faut remonter à l’origine ; voilà pourquoi j’imagine la venue d’un prophète, réplique de l’Abraham du xixe siècle av. J.-C.

Ce nouveau prophète, vous le plantez dans le Moyen-Orient troublé de 1916…

C’est ici qu’est né le monothéism­e. Si Dieu noue une cinquième alliance, il le fera avec quelqu’un du cru, non avec des humains de Tokyo ou de Paris. J’avais le lieu, il restait la date. J’ai choisi cette époque, car, à partir de la fin du xixe siècle, le monde méditerran­éen éprouve de nouveau des guerres d’empires – l’Empire ottoman contre l’Empire austro-hongrois, par exemple –, ce qui avait quasiment disparu depuis l’époque d’Abraham, riche en empires (perse, hittite…). La similitude était très intéressan­te. J’avais aussi besoin d’une période qui montre bien la fin des trois religions monothéist­es. Le christiani­sme, sécularisé, a perdu sa dimension prophétiqu­e ; le judaïsme n’a pas de point d’ancrage pour exister en tant que tel ; et le démantèlem­ent de l’Empire ottoman se traduit par l’abolition du califat, qui signifie en quelque sorte la fin de l’islam – l’umma, le monde musulman, n’existe que s’il y a un calife. C’est précisémen­t pour compenser cette perte symbolique qu’est né l’islamisme, version radicale de l’islam. Depuis, de nombreux prétendant­s se sont vus calife, c’est-à-dire maître du monde arabo-musulman : Nasser, Kadhafi, Boumediene. Mais revenons aux années 1920 : on a là un terrain vierge, comme celui où a vécu Abraham il y a 4 000 ans avec mille et une religions non prosélytes – c’est l’idéal.

Vous réussissez à rendre vivants ces personnage­s contempora­ins tout en vous conformant à la légende. L’exercice était-il périlleux ?

Oui, car je devais faire très attention. Quand il s’agit de religion, on peut être trucidé pour le moindre détail… Mon Abraham à moi, Irakien du xxe siècle, devait être au plus près du patriarche de l’époque, fondateur malgré lui des trois monothéism­es. Pour se convaincre qu’il est réellement Abraham, il va mettre ses pas dans ceux du prophète, quitter Ur, sa ville natale du bout du monde, pour rejoindre Canaan en passant par Nadjaf, Babylone, Palmyre, Sichem, Harran, l’Egypte et Hébron. Ne rusons pas avec la Genèse, se dit-il, ce qui est écrit doit arriver. Mon Abraham est peut-être à la fois un patriarche et un fou. Ou alors le fantôme d’Abraham…

Le clan d’Abram, qui va cheminer durant quarante ans dans le désert, est composé, écrivez-vous, de « nomades, de sanstravai­l sans domicile fixe, de sans-papiers »… Une référence aux migrants d’aujourd’hui ?

Oui, il y a des petits clins d’oeil par-ci par-là. Ces réfugiés n’en peuvent plus de la dictature, de la guerre, ils cherchent une oasis dans le monde et sont animés par la foi d’une vie nouvelle. Ils sortent des ténèbres pour aller vers la lumière, c’est une démarche religieuse. Au fil des jours, ils se renforcent et forment, magiquemen­t, une tribu, une famille, solidaire, qui s’imagine avoir un destin. Mais il y a des bandits de grands chemins qui les rançonnent, il y a des guerres, il y a des Etats qui les repoussent, des frontières qui se ferment. Plus c’est difficile, plus il y a de l’exaltation, et, au bout, tout s’effondre. Ils retrouvent ce qu’ils ont fui sous une autre forme, l’oasis n’est pas une oasis. La tribu se brise, les instincts individuel­s reprennent le dessus, ils redevienne­nt des hommes qui doivent satisfaire aux besoins urgents y compris en recourant à la violence, au vol.

Vous donnez une grande place à Terah, le père d’Abraham… La Genèse et les religions en parlent très peu, à tort. Il a joué un rôle très important : c’est lui qui a démarré la geste, qui a préparé son fils à la prophétie en lui donnant un enseigneme­nt approprié. De même, Loth, son neveu, est un personnage intéressan­t, moderne. Il est indépendan­t, ce qui est rare dans la structure tribale. Loth est un affranchi, qui n’arrive pas à croire que Dieu existe et s’éloigne peu à peu des tabous et des superstiti­ons.

La morale est impitoyabl­e : le seul véritable amour éternel est celui pour le veau d’or…

Sur terre, le bien et le mal doivent cohabiter. Le divorce se fait à la mort, entre l’enfer et le paradis. Ici-bas, c’est le plus souvent le veau d’or qui l’emporte – les intérêts financiers et matériels dominent largement. Le jour où il n’y aura plus de pétrole, ils pèseront peut-être moins. Cette question du bien et du mal est très bien traitée par les livres religieux ; aujourd’hui, les lois ont pris le relais, le rêve serait de les unifier au niveau mondial, il n’y aurait alors plus de conflit. Las ! Les démarches impériales resurgisse­nt...

Les manifestat­ions de 2019 en Algérie sont-elles déjà un lointain souvenir ? Oui, un très lointain et même un mauvais souvenir. On regrette les choses qui ont failli réussir, mais là, ça a été un échec lamentable. Le pouvoir a repris la main, a mis en branle les mécanismes de répression, et les gens n’ont pas su se battre face à ce rouleau compresseu­r. Surfant sur les informatio­ns venues d’Europe, les autorités ont profité de la situation pour prendre des décisions de confinemen­t disproport­ionnées par rapport à l’état de la pandémie. L’élan est cassé. Je ne pense pas que la contestati­on puisse reprendre, ou alors sous la forme plus violente d’émeutes généralisé­es, qui seraient à coup sûr durement réprimées, ou sous la forme de la désobéissa­nce civile, du type grève générale, ce qui serait plus difficile à briser.

Comment vivez-vous actuelleme­nt en Algérie ?

Je n’ai pas bougé depuis décembre dernier, l’espace aérien est fermé, et le restera probableme­nt longtemps, car la pandémie se dégrade en Europe. C’est étouffant. Je découvre la difficulté qu’ont les Algériens à vivre dans leur pays. Jusqu’à présent, je sortais régulièrem­ent, je voyageais partout, j’étais ici en touriste. J’habite à Boumerdès, et n’en bouge pas. Et j’évite de sortir, d’abord parce qu’il n’y a rien à voir dans cette petite ville artificiel­le, ensuite parce que certains me regardent de travers. Après dix mois passés dans ce pays confiné de tous côtés, avec les arrestatio­ns et le contrôle d’Internet, j’ai envie de partir définitive­ment. Et d’aller prendre une bière en terrasse. Ce qui m’empêcherai­t peut-être de le faire, c’est l’idée d’avoir à affronter les démarches administra­tives fastidieus­es, en France ou ailleurs.

« Je devais faire très attention. Quand il s’agit de religion, on peut être trucidé pour le moindre détail... Mon Abraham à moi, Irakien du xxe siècle, devait être au plus près du patriarche de l’époque, fondateur malgré lui des trois monothéism­es »

ABRAHAM OU LA CINQUIÈME ALLIANCE PAR BOUALEM SANSAL. GALLIMARD, 288 P., 21 €.

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