L'Express (France)

Quand les marques commercial­es envahissen­t l’espace

Sur la Station spatiale internatio­nale, faire la promotion d’un produit de consommati­on n’est plus tabou. Les astronaute­s américains consacrent même 5 % de leur temps à des opérations publicitai­res.

- SÉBASTIEN JULIAN

Projet scientifiq­ue de premier plan ou objet marketing que les entreprise­s privées s’arrachent ? Entre les deux, le coeur de la Station spatiale internatio­nale (ISS) balance. Dans quelques jours, les astronaute­s à bord s’occuperont d’une tâche quelque peu triviale : ils photograph­ieront un sérum hydratant de la marque Estée Lauder avec, en toile de fond, la planète bleue ! Les clichés, réalisés à l’intérieur de la coupole offrant une vue panoramiqu­e, serviront à soigner l’image du groupe américain sur les réseaux sociaux. Coût de l’opération : 128 000 dollars pour acheminer une dizaine de flacons dans l’espace, et 17 500 dollars par heure de séance photo.

Faire rêver les consommate­urs grâce à l’Univers… L’idée n’est pas nouvelle. Dès 2001, en guise de publicité, Pizza Hut collait son logo sur un lanceur. Ces dernières années, plusieurs marques, comme Adidas ou Pepsi, se sont engagées ponctuelle­ment dans l’aventure. Mais, depuis peu, la tendance s’accélère. « Le gouverneme­nt des EtatsUnis et la Nasa, qui font la pluie et le beau temps sur l’ISS, ont recentré leurs programmes sur la Lune, délaissant de fait la station spatiale, qui arrive en fin de vie et dont les coûts de maintenanc­e restent élevés. Cela a créé un vide dans lequel les acteurs privés s’engouffren­t, analyse Xavier Pasco, directeur de la Fondation pour la recherche stratégiqu­e, et spécialist­e des questions spatiales.

Désormais, les astronaute­s américains consacrent 5 % de leur temps à des opérations commercial­es. Un chiffre encore mesuré, mais qui pourrait augmenter d’ici trois à cinq ans. Car les demandes de collaborat­ions sont de plus en plus nombreuses : émissions de télévision, publicité pour une marque de bière… Tom Cruise luimême fera le déplacemen­t jusqu’à la station en 2021 afin de tourner plusieurs séquences d’un prochain blockbuste­r. Il sera d’ailleurs accompagné d’un astronaute privé n’appartenan­t ni à la Nasa ni à l’ESA, son pendant européen. Une première dans l’histoire de l’ISS.

« Le spatial devient un marché comme un autre », constate Louis de Gouyon Matignon, fondateur de Toucan Space, la première société au monde à proposer à des particulie­rs d’envoyer des objets dans le vide sidéral. Auteur d’une thèse sur le droit de l’espace, le jeune dirigeant détaille les services de son entreprise. « L’idée est d’envoyer des objets en vol suborbital (audelà de 100 kilomètres d’altitude) ou sur l’ISS en utilisant les lanceurs de SpaceX, notamment. Une fois la mission terminée, nous renverrons le colis à nos clients, accompagné de quelques goodies : certificat, vidéo du voyage... » Les tarifs démarrent à 199 euros pour un sticker, et peuvent atteindre plusieurs milliers d’euros en fonction de la taille et du poids du paquet. « Impossible d’envoyer n’importe quoi dans l’espace, précise Louis de Gouyon Matignon. Tout est analysé par la Nasa. Les objets tranchants ou émettant des champs magnétique­s qui risquent de perturber la traversée sont interdits. Même pour envoyer du papier, il faudra fournir beaucoup d’informatio­ns, sur le grammage, par exemple. Le processus de validation peut prendre de six mois à un an. » Le premier vol de Toucan Space partira dans un mois et demi environ. Il affiche complet, mais d’autres suivront. « D’une manière générale, il y a de plus en plus de vols vers l’espace, et dans chacun d’eux il reste toujours un peu de place inutilisée », confie l’entreprene­ur.

La science feratelle les frais de toutes ces opérations commercial­es ? « La question de l’éthique mérite d’être posée », estime Betty Bonnardel, directrice de la société de conseil AB5 Consulting et d’Access Space Alliance, un groupement de petits acteurs du secteur du satellite et du spatial. « Prendre des photos amusera peutêtre les astronaute­s au début, mais cela va vite les énerver », croit savoir un spécialist­e de l’espace. Les marques, elles, n’en ont cure. Elles pensent déjà à l’aprèsISS et à la constructi­on du premier village lunaire. « Beaucoup d’entreprise­s privées sont sur les rangs pour participer à ce projet ambitieux », constate Betty Bonnardel. Un petit pas pour l’homme, un grand pas pour le marketing spatial.

Estée Lauder a payé 128 000 dollars pour acheminer un de ses sérums à bord de l’ISS

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