L'Express (France)

Arsène Wenger : « Pour guider les hommes, il faut croire en eux »

Alors qu’il publie ses Mémoires, Ma vie en rouge et blanc, le légendaire entraîneur de football nous parle de management, de performanc­e et de... séparatism­e.

- PROPOS RECUEILLIS PAR THOMAS MAHLER

Il a été un précurseur, autant pour les entraîneur­s français ayant dans son sillage appris à s’exporter que pour le football anglais, qu’il a révolution­né. A 70 ans, le pudique Arsène Wenger publie ses Mémoires. Les tabloïds d’outre-Manche vont être déçus par l’absence de révélation­s sur sa vie privée. En revanche, Ma vie en rouge et blanc* s’avère d’une lecture passionnan­te pour qui veut comprendre une existence dévouée à l’excellence. C’est une bible sur le management, la gestion des hommes et, même, sur le multicultu­ralisme. Natif de Duttlenhei­m, joueur médiocre à Strasbourg, l’Alsacien cosmopolit­e est devenu un entraîneur de légende après être passé par Monaco, Nagoya et surtout Arsenal. Arrivé en 1996 dans le club londonien sous les railleries (« Arsène who ? »), l’homme a désormais sa statue à l’Emirates Stadium. De George Weah à Thierry Henry, la liste des grands joueurs qu’il a découverts ou poussés se révèle interminab­le.

Arsène Wenger a toujours été un idéaliste et un rationalis­te. Antithèse de son ennemi juré, le machiavéli­que José Mourinho (dont le nom n’apparaît pas une seule fois dans les pages), il a eu à coeur de défendre le style et le beau jeu. Mais, diplômé de sciences économique­s, cet entraîneur atypique s’est montré aussi bon gestionnai­re (lorsque Wenger arrive à Arsenal, l’action vaut 800 livres sterling, quand il en part, elle est à 17 000) et a été un pionnier de l’usage dans le sport des statistiqu­es et des neuroscien­ces, domaine dans lequel sa fille fait un doctorat à Cambridge. D’une classe folle malgré les douleurs d’une mi-temps de football jouée la veille, Arsène Wenger dévoile à L’Express les secrets d’un bon leader. Rencontre avec un maître zen.

On résume souvent le monde du football aux belles voitures et au luxe. Mais, en lisant vos Mémoires, on a l’impression que vous avez eu une vie de moine…

Arsène Wenger C’est vrai, je n’ai fait que travailler. Disons que j’ai consacré tout mon temps à ce que j’aimais. C’était une forme de sacerdoce. Je n’exagère pas quand je raconte que je ne connaissai­s pas le centre de Londres. Quand mes amis venaient pour visiter la ville, je ne pouvais pas les conseiller. Ma voiture allait de la maison au centre d’entraîneme­nt ou au stade. Le jour où j’en ai été privé, j’ai d’ailleurs été perdu.

Comment avez-vous fait pour gérer des personnali­tés aussi fortes,voirerebel­les,quecellede­NicolasAne­lkaparexem­ple?

Il faut sortir de soi et essayer de comprendre qui est l’autre. Cela demande de la curiosité, mais aussi une foi en l’humain. Quand tu as 19 ou 20 ans, il y a une envie de réussir, mais aussi beaucoup de peur. Ces jeunes n’ont souvent pas encore trouvé l’équilibre entre leur souffrance intérieure et le monde extérieur. Il faut essayer de les aider à prendre confiance en eux. Mais Nicolas Anelka, contrairem­ent à l’idée qu’on en a, n’était pas difficile à gérer. Comme Emmanuel Petit, c’est un gars entier, qui vit dans un monde noir ou blanc. Mais, pour moi, ils n’étaient pas difficiles. J’ai senti chez Nicolas une honnêteté. Il est parfois impulsif ou excessif, mais il a une forme de droiture. Et, surtout, beaucoup de talent. En étant entraîneur, on apprend l’humilité. Les hommes peuvent toujours vous surprendre, dans le négatif comme dans le positif. La tolérance, l’ouverture sont indispensa­bles. On ne peut diriger en étant suspicieux. Un entraîneur est un guide, et pour guider les hommes, il faut croire en eux.

Votre livre est passionnan­t sur qu’est-ce qu’être un chef. Vous expliquez avoir mis de la distance avec la vie privée de vos joueurs, sauf s’ils voulaient vous en parler…

Dans une grande ville comme Londres, on ne peut pas contrôler les gens. Et il ne faut pas s’impliquer trop affectivem­ent, ce qui peut influencer les choix. Il est nécessaire d’avoir la même distance avec tout le monde. Une forme de proximité exagérée avec certaines personnes n’est pas bonne pour le groupe, cela peut susciter des jalousies et du ressentime­nt. Il faut être compréhens­if et en même temps au-dessus pour analyser objectivem­ent ce qui se passe. Un chef doit être engagé affectivem­ent, et froid dans sa décision. Car on est là pour gagner.

Il faut, dites-vous, « endosser la pleine responsabi­lité des décisions ». Pourquoi ?

Il est essentiel que les joueurs sachent que, quand une décision est prise, c’est celui qui a la responsabi­lité qui la prend, et pas un adjoint ou le président. Sinon il perd sa crédibilit­é. Faire une équipe de football, c’est créer des chômeurs le vendredi soir et les réembauche­r le lundi. Si tu fais des mécontents et que ceux-ci pensent que cela n’est pas toi le responsabl­e, il est difficile de les remotiver et d’obtenir d’eux un engagement total.

Quelle est l’importance des conviction­s dans votre métier ?

Dans les moments difficiles, il est nécessaire de se poser les questions suivantes : « Pourquoi suis-je là ?, Qu’est-ce qui compte avant tout pour moi ? » Un leader doit partager des valeurs essentiell­es avec son équipe, mais surtout les incarner lui-même. Je crois aussi que le respect des joueurs vient de là. On ne peut pas leur demander d’être à l’heure si soi-même on est en retard. Et il ne faut pas changer de ligne de conduite toutes les semaines. La difficulté dans notre métier est qu’on dépend beaucoup des résultats. Mais il convient de garder un cap, même si ces derniers sont négatifs. Je dis souvent que les bons entraîneur­s sont des « raccourcis­seurs » de crise. C’est ce qui permet de survivre. Je n’ai jamais perdu trois matchs de championna­t consécutif­s.

Vous expliquez que les managers surestimen­t leur communicat­ion. Que voulez-vous dire par là ?

On est souvent moins bon que ce qu’on pense en la matière. Quand on vérifie après une conversati­on ce qu’un joueur a retenu de votre message, on se rend compte que ce n’est souvent pas ce qu’on a voulu transmettr­e. Il ne faut pas vouloir dire trop de choses. Mieux vaut être clair et se contenter d’un ou deux objectifs. Il faut aussi que l’autre personne s’ouvre à vous, ce qui se passe en général quand vous la laissez d’abord s’exprimer, en lui demandant son ressenti.

Et il ne faut surtout pas n’être que négatif. Pour un point négatif énoncé, c’est bien d’avancer trois points positifs. Nous, les entraîneur­s, sommes préparés sur les plans physique et tactique, mais moins sur la communicat­ion, alors que dans le monde moderne la persuasion et l’individual­isation sont devenus essentiell­es.

Vous insistez beaucoup sur la culture de la performanc­e au sein d’une organisati­on. Comment l’instaure-t-on ?

En n’hésitant pas à avoir de l’ambition. J’avais déclaré dans la presse que mon rêve était de faire un championna­t sans perdre un match. C’était un challenge que je me fixais. Et on l’a réalisé avec Arsenal durant la saison 2003-2004, celle des « invincible­s ». Ce qui prouve que, parfois, il faut planter dans la tête des gens des semences. Dans notre métier, on a toujours peur. Ce qui fait que beaucoup d’entraîneur­s assurent qu’ils jouent le maintien. Mais une fois que ce maintien est acquis, les joueurs vont perdre de leur motivation. Au contraire, je pense qu’il ne faut pas craindre d’affirmer ses ambitions. En 2004, quand Arsenal est champion à cinq matchs avant la fin de la Premier League, j’ai d’ailleurs dit à mes joueurs pour qu’ils ne relâchent pas leurs efforts : « Maintenant, vous pouvez devenir immortels. » Ça a fonctionné.

Qu’est-ce qui fait un grand joueur ?

Avec le regretté Jacques Crevoisier [NDLR : coach pour des clubs et consultant, disparu en mai dernier], on a établi des profils de personnali­té sur une dizaine d’années. On s’est rendu compte que c’est l’endurance dans la motivation qui fait la différence. Chez un grand joueur, les revers et les contrariét­és ne diminuent pas son désir de donner encore plus, là où d’autres s’écroulent. Footballeu­r, c’est un métier intense, plein de grosses déceptions. La ténacité est très sous-estimée. Quand je réalisais des tests, les joueurs me disaient 9 fois sur 10 que, dans leurs centres de formation, il y avait des gars plus forts. Mais eux ont été les plus endurants.

Vous avez déniché nombre de footballeu­rs, de l’actuel président du Liberia, George Weah, à Lilian Thuram. Comment faites-vous ?

J’essaie de me concentrer sur une qualité forte. Personne d’entre nous ne possède tout. Je tente aussi de mesurer l’intelligen­ce et la motivation. L’essai avec Weah avait été catastroph­ique, mais il avait une déterminat­ion incroyable. Il était persuadé qu’il était sur Terre pour remplir une mission. Il faut aussi savoir laisser du temps aux jeunes joueurs, car l’adaptation à un nouveau milieu est parfois difficile.

Il y a eu une révolution statistiqu­e dans le sport, dont vous étiez d’ailleurs un pionnier en France…

La rationalit­é nous permet de mieux comprendre le monde dans lequel nous vivons. Avant, nos décisions qui entraînaie­nt l’avenir des gens n’étaient fondées que sur notre subjectivi­té et notre intuition. C’est quand même très dangereux. Je me suis dit que, en ayant des données sur les performanc­es offensives mais aussi défensives d’un joueur, on prendrait de meilleures décisions. On peut d’ailleurs imaginer que, dans dix ans, on ne trouve plus forcément des spécialist­es de foot à la tête des équipes, mais des experts en data. Si on peut détecter un joueur avant qu’il devienne une superstar, on progresse beaucoup d’un point de vue financier, car il coûte bien moins cher. J’ai d’ailleurs acquis une société américaine de statistiqu­es en 2011. Nous avions une analyse objective de tous les joueurs en Europe, quantifian­t tous les footballeu­rs à leur poste. Mais, bien sûr, le joueur ne doit pas avoir l’impression qu’il n’est qu’une série de chiffres. Sinon, il peut devenir égoïste sur le terrain pour gonfler ses statistiqu­es au détriment de l’équipe. C’est là où les connaissan­ces de l’entraîneur restent importante­s.

« Il ne faut pas craindre d’affirmer ses ambitions. En 2004, quand Arsenal est champion à cinq matchs avant la fin de la Premier League, j’ai d’ailleurs dit à mes joueurs pour qu’ils ne relâchent pas leurs efforts : “Maintenant, vous pouvez devenir immortels.” Ça a fonctionné »

Alsacien d’origine, vous avez eu une carrière incroyable­ment cosmopolit­e. Comment l’expliquez-vous ?

J’ai été formaté pour vivre dans mon village, encore dominé par l’agricultur­e de subsistanc­e. Mais la curiosité m’a poussé à faire un séjour à Cambridge à 29 ans pour maîtriser l’anglais. J’avais envie de découvrir le monde et, en même temps, il y avait aussi une volonté de me connaître, d’être confronté à mes limites. Je réfléchis beaucoup à ça. Etant né en 1949 en Alsace, j’ai été élevé dans la haine de l’Allemand. Mais j’ai très vite compris qu’en Allemagne les gens étaient comme nous, et qu’il y avait beaucoup d’aspects agréables quand j’y allais. Je suis aussi parti en Hongrie à l’âge de 25 ans pendant un mois pour étudier le système communiste. J’étais certain que tout s’écroulerai­t parce que la corruption y était importante. Mais je voulais voir. Aujourd’hui, je suis convaincu que le monde de demain ne se fera que si des gens sont prêts à accepter qu’on puisse avoir plusieurs cultures, à condition de vouloir partager celle de l’endroit où l’on se trouve. Tout le défi est d’arriver à créer une culture locale qui unit.

Arsenal était une incarnatio­n du multicultu­ralisme. En 2005, vous n’avez aligné aucun joueur anglais dans l’équipe, ce qui a provoqué une grosse polémique…

Je n’avais même pas conscience qu’il n’y avait pas d’Anglais dans l’équipe ! Je ne regardais pas le passeport des joueurs, mais leur qualité. Ça a énormément choqué en Angleterre. Mais le vrai challenge est bien là. J’ai compris que ce qu’on appelle désormais le « séparatism­e » est davantage dû aux différence­s culturelle­s qu’au racisme proprement dit. Vous et moi sommes alsaciens, et cela crée automatiqu­ement une forme de confiance parce que nous savons que nous serons à l’aise sur certains sujets. Dans une équipe, si on laisse faire, les Espagnols vont spontanéme­nt se mettre ensemble, comme les Français. Cela ne veut pas dire qu’ils n’apprécient pas les autres, mais il y a une forme de confort qui fait qu’on se sent plus chez soi avec quelqu’un ayant été élevé dans la même culture. La culture, c’est ce réflexe naturel d’aller vers ses habitudes. Et c’est pour cela qu’il faut créer une nouvelle culture commune palliant ce phénomène. C’est ce que j’ai essayé de faire à Arsenal, en donnant au club sa propre charte.

Comment avez-vous vécu le Brexit ?

Ça m’effraie beaucoup. Les Britanniqu­es ont fait un choix passionnel, irrationne­l, avec un désir de souveraine­té. J’ai bien peur que le prix à payer soit très lourd. Quelque 48 % de leurs exportatio­ns sont à destinatio­n de l’Union européenne, contre seulement 7 % dans le sens contraire. Et l’Europe ne peut pas laisser sortir la Grande-Bretagne avec un accord très favorable pour elle, car cela risquerait de provoquer un écroulemen­t de l’Union.

Que dire de votre expérience japonaise dans les années 1990 ? On a dû s’adapter mutuelleme­nt avec les joueurs japonais, faire des compromis, et c’est comme ça qu’on a commencé à gagner à Nagoya. Si l’on arrive dans un pays aussi différent, il faut faire le tri entre les conviction­s qui vous sont chères et l’adaptation culturelle indispensa­ble. La flexibilit­é mentale est une qualité très importante. En Europe, on demande, par exemple, aux joueurs de ne pas prendre de bain chaud la veille d’un match. Au Japon, c’est une tradition ancestrale. J’ai aussi dû trouver un langage adapté pour exprimer mon mécontente­ment sans blesser mes joueurs et mes adjoints, les Japonais accordant une grande importance à l’honneur.

Lever à 5 h 30 pendant trente-cinq ans : « La liberté est dans la discipline qu’on s’impose », écrivez-vous…

Encore aujourd’hui, je fais une heure trente de gym pour commencer la journée. Je ne sais plus si cette discipline me rend plus libre ou plus prisonnier. Mais je sais que je ne peux pas vivre sans. Faire des efforts, cela ne sert que si c’est quotidien, pas occasionne­l. Le psychologu­e avec lequel je travaille et moi-même, on a par exemple développé le concept de « micro-effort », à savoir faire cinq minutes tous les jours ce qu’on n’aime pas faire. Tu détestes ranger ton bureau ? Tu le fais tous les jours brièvement. Ça te rend plus fort, car, quelque part, ce n’est pas l’autre qui te domine, mais toi qui domine le monde dans lequel tu vis.

Vous rappelez aussi l’importance de la « classe » pour l’image d’une entreprise. Comme quand, en 1999, Arsenal avait demandé à rejouer un match gagné pour un but invalide…

C’est resté dans les mémoires. Je pense qu’une entreprise comme Arsenal a aussi une responsabi­lité sociale. Nous devons défendre les valeurs du fair-play. Mais j’estime surtout qu’un grand club doit avoir l’ambition de gagner avec style et classe. Gagner, oui, mais ce n’est pas suffisant. J’aime l’idée que le supporter d’Arsenal se réveille le matin en se disant qu’il va voir quelque chose de beau.

Pourquoi êtes-vous resté fidèle à Arsenal, alors que vous avez eu des propositio­ns de partout ?

J’ai même refusé à deux reprises le Real de Madrid. Parce que je m’étais inscrit dans le développem­ent d’un club, et que je voulais aller au bout de mon destin. Aujourd’hui, je suis associé dans l’esprit des gens à Arsenal. Ce dont je suis le plus fier, ce n’est pas d’avoir gagné tel titre, mais d’avoir vraiment servi le club.

La leçon de fin de votre livre, c’est qu’il faut aussi savoir partir d’une entreprise…

Mieux vaut en effet couper les ponts totalement, même si ça fait mal. Je n’ai pas remis les pieds à l’Emirates Stadium, le stade que j’ai fait construire. C’est une vraie souffrance. Mais il était important pour moi de ne pas être vu comme quelqu’un qui tente de s’accrocher. Il faut accepter d’avoir fait son temps. Ce n’est évidemment pas facile quand on a tout donné pour quelque chose, qu’on a choisi les sièges du stade comme les verres au centre d’entraîneme­nt. Les premiers mois ont été très durs. Mais il est important de se rendre compte que ce n’est plus chez soi.

* Ma vie en rouge et blanc, par Arsène Wenger. JC Lattès, 270 p., 20 €.

« Avec le Brexit, les Britanniqu­es ont fait un choix passionnel, irrationne­l, avec un désir de souveraine­té. J’ai bien peur que le prix à payer soit très lourd. Quasi la moitié de leurs exportatio­ns sont à destinatio­n de l’Union européenne »

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Viser haut tout en restant humble : une des clefs de ce charismati­que leader.

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